Les petites cases

III- La monographie historique et l’hypertexte

A- L’adaptation de la monographie aux caractéristiques de l’hypertexte

L’hypertexte se caractérise par le fragment, c’est à dire la page-écran, unité textuelle qui peut être sémantique et le lien, qui, comme son nom l’indique, relie les pages-écrans entre elles. A l’inverse, une monographie historique dont l’écriture est pensée pour une publication papier, linéaire donc, a pour unité textuelle matérielle la page et c’est la reliure de l’ouvrage qui permet d’organiser les différentes pages entre elles. Le lecteur utilise alors le principe du feuilletage pour « naviguer » à l’intérieur de l’ouvrage. Ces différences fondamentales posent des problèmes au moment du passage de la monographie rédigée pour le papier au format électronique sous forme d’hypertextes1. Il faut donc pouvoir adapter les interfaces pour que la monographie puisse être éditée sans altération d’informations et d’usages par rapport au papier.

1- La page-écran, nouvelle unité  de base

L’utilisation de l’hypertexte impose de penser l’unité textuelle minimale de la monographie historique. En effet, sur le papier, l’unité textuelle minimale est imposé par le format typographique de la page. Il faut donc pouvoir choisir l’unité de base pour la page-écran. Jusqu’à maintenant, la page du livre était basée sur des critères physiques indépendants du contenu du texte. Le passage à l’hypertexte peut permettre, en revanche, de baser l’unité textuelle minimale sur des critères sémantiques. Pour cela, les concepteurs des hypertextes doivent prendre en compte plusieurs facteurs :

  • l’ergonomie pour éviter aux lecteurs de trop utiliser l’ascenseur et optimiser le confort de lecture, tout en faisant en sorte de ne pas multiplier à l’infini le nombre de pages-écrans ce qui imposerait au lecteur un nombre de clics trop important et risquerait de le désorienter à l’intérieur de la monographie ;

  • les pratiques de lecture des chercheurs pour comprendre la façon dont ils vont chercher l’information qui les intéresse dans les monographies ;

  • la cohérence générale de la monographie pour éviter de couper le texte au milieu d’une argumentation ou au milieu d’une partie.

Par ailleurs, chaque page-écran doit contenir une seule idée forte. Cela permet au lecteur intéressé par un sujet précis de trouver directement l’information et, pour une lecture linéaire de la monographie, de ne pas couper le texte au milieu d’une argumentation développée par l’auteur. Ainsi, nous avons choisi, pour notre exemple, d’afficher sur chaque page-écran le texte à partir du troisième niveau de titres.

2- Typologie des liens dans une monographie historique électronique

Le lien permet au lecteur de naviguer entre les différentes pages-écrans. Ainsi, il reproduit le principe du feuilletage du livre-papier. D’un point de vue cognitif, il facilite ce principe, puisque le lecteur n’a qu’à cliquer sur le lien pour passer à l’écran suivant. De plus, la présence sur chaque page-écran du sommaire de la monographie sous forme de liens et de menu déroulant facilite le feuilletage et accélère la recherche précise d’informations, puisque le lecteur peut passer directement d’une partie de la monographie à l’autre sans avoir à feuilleter tout l’ouvrage pour trouver le passage qui l’intéresse. Ces liens correspondent à la tabularité du texte, c’est à dire aux informations permettant la navigation à l’intérieur d’un ouvrage comme la table des matières et les index.

Deux types de liens peuvent donc être utilisés dans la monographie hypertextuelle. Le lien que nous qualifierons de « tabulaire », c’est à dire qu’il se place en marge du texte et donne une indication sur le texte : le sommaire de la monographie, l’index de noms ou de matières par exemple. Et le lien que nous qualifierons de « textuel », c’est à dire qu’un mot contenu dans le texte de la monographie sert de lien vers une autre page-écran dont le sujet renvoie à ce mot. Pour profiter de tous les avantages donnés par l’hypertexte, il faut donc pouvoir utiliser ces deux types de liens, sans pour autant en multiplier le nombre ce qui pourrait désorienter le lecteur. Le concepteur de l’hypertexte devra optimiser l’utilisation des liens tabulaires et, avec l’aide de l’auteur de la monographie, l’utilisation de liens textuels pour permettre au lecteur une navigation simple et ergonomique à l’intérieur de la monographie.

3-Les degrés d’hypertextualité

De plus, le concepteur de l’édition en ligne devra alors choisir le degré d’hypertextualité qu’il utilise. En effet, les hypertextes n’ont pas tous le même degré d’hypertextualité, c’est à dire que le texte édité présente plus ou moins de liens hypertextes et différents types de liens tabulaires et/ou textuels. Une étude attentive des monographies en ligne nous permet de dégager plusieurs degrés dans l’utilisation des liens hypertextes :

  • Les différents fragments du texte ne sont reliés que par des flèches de navigation « avant-après » ce que certains nomment les liens organisationnels :
    http://boysset.ifrance.com/boysset/introduc.htm.

  • Le texte en lui même ne contient aucun lien hypertexte, l’internaute ne dispose que de modules de navigation disponibles sur chaque page-écran reprenant le sommaire du texte :
    http://www.erudit.org/livre/carleym/2001/index.htm.

  • Le texte ne contient aucun lien hypertexte, mais le sommaire est complété par des index et des cartes du réseau hypertextuel qui permettent une navigation plus rapide à travers les divers fragments de l’hypertexte et différents chemin d’accès à l’information. Il utilise alors toutes les possibilités du lien tabulaire :
    http://libro.uca.edu/ck/crusader.htm.

  • Le texte contient tous les types de liens précédents, auxquels sont ajoutés des notes de bas de page sous forme de bulles apparaissant au passage de la souris, et éventuellement un sommaire de la page-écran sous forme de liens internes ce qui permet la navigation à l’intérieur de la page-écran : http://www.univ-nancy2.fr/RECHERCHE/MOYENAGE/ArtemTravauxenLigne/TheseMJGG/these.html.

  • Le texte contient tous les types de liens tabulaires précédents auxquels sont ajoutés des liens textuels renvoyant à d’autres parties de la monographie ou à des sites extérieurs. Aucune monographie en ligne ne propose actuellement ce degré d’hypertextualité.

Les monographies historiques, actuellement en ligne, offrent donc un petit nombre d’expériences qui ont permis de mettre en lumière ces différents degrés dans l’utilisation des liens hypertextes. Malgré tout, aucune d’entre elles n’utilise tout le potentiel qu’offre l’hypertexte pour le lecteur. Nous avons donc essayé dans notre exemple de mettre en place l’ensemble des liens tabulaires et textuels pour mettre en valeur les possibilités de la technologie de l’hypertexte.

B- Les conséquences de l’utilisation de l’hypertexte

1- De la décontextualisation à la recontextualisation

Le fait de découper le texte en page-écran provoque une délinéarisation du texte[Vandendorpe, 1999] qui a pour conséquence une décontextualisation. Le passage d’une page-écran à l’autre provoque une perte du contexte d’énonciation. Or, comme l’ont montré Sperber et Wilson [Sperber et Wilson, 1989], c’est le contexte d’énonciation qui permet la pertinence du propos. La décontextualisation provoque donc une rupture dans le fil de l’argumentation et dans la pertinence du propos exposé. Il est donc plus difficile de suivre une argumentation sur un écran que sur le papier. Ce phénomène se produit à deux niveaux :

  • sur l’ensemble du texte de la monographie, c’est-à-dire entre les pages-écrans ;

  • à l’intérieur même d’une page-écran si celle-ci est trop longue. Par exemple, le fait de mettre toutes les notes de bas de page en bas de la page-écran n’est pas une solution satisfaisante puisque la note est séparée de l’appel de notes. Le lecteur aura du mal à replacer la note par rapport au texte auquel elle est rattachée.

Il faut, bien-sûr, préciser que ce phénomène n’a lieu que dans le cas de monographies historiques linéaires qui ont été écrites à la base pour une publication papier. Si une monographie est prévue dès son écriture pour l’hypertexte, l’auteur prendra en compte ce facteur et pourra adapter son écriture à l’hypertexte et aux problèmes que pose son utilisation. De ce point du vue, il est intéressant de voir l’expérience de Christian Vandendorpe qui a eu la démarche inverse, en écrivant d’abord son ouvrage Du papyrus à l’hypertexte sous forme hypertextuelle avant de le faire paraître sous forme papier. Une lecture linéaire de cet ouvrage donne alors l’impression de nombreuses répétitions dues à l’écriture spécifique de l’hypertexte. Le but de cette recherche n’étant pas de modifier l’écriture des historiens, il faut pouvoir adapter l’argumentation linéaire pour régler le problème de la décontextualisation.

Pour cela, outre le fait de bien choisir l’unité textuelle minimale de la page-écran, deux solutions existent. La première, radicale, suppose la réécriture du texte pour une adaptation à l’écriture hypertextuelle. L’auteur, avec l’aide de l’éditeur électronique, repose le contexte général de son argumentation à chaque page-écran. Cette solution peut s’avérer payante d’un point de vue éditorial, mais demande un effort important que les auteurs ne sont pas forcément prêts à consentir. La seconde repose sur l’utilisation de la tabularité du texte, ce que Gérard Genette nomme le paratexte, c’est à dire toutes les informations sur le texte qui ne sont pas contenues à l’intérieur de celui-ci : la table des matières, les index, les résumés des parties, les notes de bas de page... L’utilisation de la tabularité du texte permettra au lecteur de suivre plus facilement l’argumentation de l’auteur à travers l’hypertexte. De plus, l’hypertexte peut permettre la création de nouvelles formes de tabularité comme des cartes permettant de repérer les différents parcours de navigation et ainsi de voir les pages-écrans déjà visitées et celles qui restent à découvrir au lecteur.

2- Les nouvelles places du lecteur et de l’auteur

Avec le passage de la monographie à l’hypertexte, les cartes entre l’auteur et le lecteur sont redistribuées. Sur le papier, le livre possède un ordre préétabli par la reliure. Cet ordre a été voulu par l’auteur et représente le fil de son argumentation. Avec le passage à l’hypertexte, c’est le lecteur qui va déterminer son parcours de lecture, non plus dans l’ordre de la reliure, mais selon l’ordre qu’il souhaite grâce aux liens hypertextes. Par exemple, si le lecteur n’est intéressé que par un aspect de la monographie, l’hypertexte lui permettra d’atteindre rapidement et précisément les différents passages qui l’intéressent. La lecture de la monographie n’est plus simplement linéaire suivant l’argumentation de l’auteur, mais elle est éclatée et le lecteur peut suivre son propre raisonnement, sans pour autant empêcher une lecture linéaire de la monographie. Chaque lecteur peut donc « réécrire » la monographie en fonction de ses intérêts qui, parfois, peuvent avoir totalement échappé à l’auteur. Pour autant, il ne faut pas oublier que les différents parcours de lecture sont prévus par l’éditeur, en collaboration avec l’auteur, le lecteur n’est donc pas complètement libre même si les possibilités de lecture sont plus importantes que sur le papier.

De plus, le passage à l’électronique peut provoquer un rapprochement entre le lecteur et l’auteur. La mise en ligne crée une proximité entre l’auteur et le lecteur qui sera plus tenté d’entrer en contact avec lui par l’intermédiaire du courrier électronique. Cette impression peut être renforcée par la mise en place d’un forum de discussions ou de systèmes d’annotations collaboratives sur lesquels peuvent être débattues les différentes idées exposées par l’auteur dans sa monographie. Dans ce cas, le support électronique constitue une évolution importante par rapport au papier, l’éditeur s’effaçant dans la communication entre le lecteur et l’auteur. De plus, il permet une accélération des débats scientifiques.

Notes de bas de page

1  Nous rappelons que nous envisageons l’édition électronique seulement sur le Web visible à travers un navigateur classique du type Internet Explorer ou Mozilla.

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