Les petites cases

A- Etude du lien établi entre les moines et la société par la donation

Les donations sont les actes les plus représentés dans notre documentation. Dans la période envisagée (1107-1150), sur 55 documents, 35 rapportent des donations. Cette constatation révèle l’importance de la donation pour le prieuré de Saint-Leu, comme pour tous les établissements ecclésiastiques. Une étude attentive s’impose donc pour essayer de comprendre les mécanismes de la donation, sa signification et les motivations qui poussent les donateurs. Il n’est bien sûr pas ici question de refaire l’analyse de Barbara Rosenwein, dont l’ouvrage To be the neighbor of Saint Peter est entièrement consacré à cette question, mais plutôt d’essayer de s’appuyer sur ses résultats, comme elle le préconise elle-même1. Ainsi, nous essayerons d’aborder le problème des donations comme un phénomène global en essayant de ne jamais séparer les aspects sociaux, économiques et religieux liés à chaque instant dans cette relation entre les moines et les autres composantes de la société.

1- Qui donne ?

a- Les petits aristocrates

Il n’est plus utile de présenter ce groupe social que nous avons défini dans la première partie. Composante essentielle de l’entourage du prieuré, les petits aristocrates sont aussi des donateurs importants du prieuré. Plus que les conflits, les donations sont le moment privilégié de la relation entre le prieuré et la petite aristocratie. L’appui que représente l’amitié des moines est pour ce groupe essentiel à sa légitimité. Ainsi, les donations des petits aristocrates constituent 34% de l’ensemble des donations. Ces petits aristocrates sont souvent des vassaux de comtes plus importants comme les Dammartin ou les Clermont. Pourtant, certaines familles de petits aristocrates s’imposent et leur influence est palpable dans un certain nombre de donations. C’est le cas de la famille de Breuil dont nous avons déjà vu l’intervention dans les conflits qui représente un exemple parmi d’autres de petits aristocrates donateurs.

Les Breuil semblent avoir compris, dès l’installation du prieuré, de l’avantage qu’il pourraient tirer du fait de mettre en place des relations privilégiées avec les moines. D’un point de vue géographique, ce sont les aristocrates les plus proches du prieuré, donc les premiers appuis ou les premiers ennemis pour le prieuré. Cette influence s’exprime par des donations directes et la présence des Breuil parmi les témoins. Sur l’ensemble des donations, 14 % des donations peuvent être à coup sûr attribuées à des Breuil ou à leurs proches. Cette proportion s’élève à 41 %, si nous ne prenons en compte que les donations des petits aristocrates. Barbara Rosenwein explique que les donations tendent à être dominées par un certain nombre de membres-clés de la communauté locale2. Il semble que ce soit le cas pour les Breuil qui représentent la petite aristocratie locale.

Un personnage de cette famille est représentatif de l’importance de la famille et de ses liens privilégiés avec le prieuré. Il s’agit d’Eudes de Breuil qui apparaît à huit reprises dans notre documentation entre 1104 et 1136. Il est le fils de Foulques de Breuil et est marié à Aude. Il est qualifié à deux reprises de miles. Il fait donc partie de la chevalerie mais il ne faut pas pour autant en tirer conclusion sur sa place dans l’aristocratie ; le terme miles est difficile à définir et sa réalité nous échappe encore largement. La première mention date de 1114, il est témoin lors de l’achat d’une terre à Dammartin par le prieur3. Proche des Dammartin, le jeune Eudes de Breuil était peut-être alors au service de son comte pour faire son apprentissage. Il est ensuite à six reprises témoin dans des donations ou des conflits dont quatre4 clairement identifié du côté des moines. Il intervient d’ailleurs à plusieurs reprises à la fin de sa vie, puisque ces cinq dernières apparitions se font sensiblement à la même époque. La dernière5 est, bien-sûr, une donation qui représente une sorte d’apogée des rapports entre le prieuré et ce personnage. Il fait une donation avant de prendre l’habit monastique et de mourir. Nous reviendrons plus loin sur cette pratique. Il faut voir dans cette donation l’aboutissement de la proximité (« neighborhood ») entre les moines et Eudes de Breuil. La donation est pour les petits aristocrates le rapport le plus important établi avec les moines au XIIe siècle.

b- Roi, évêques et comtes

De la même façon que pour les précédents, les donations des aristocrates sont dominées par des personnages-clefs de la communauté locale. Nous trouvons quatre influences majeures parmi les donateurs : le roi de France par des interventions directes6 ou par des donations d’officiers royaux7, l’évêque de Beauvais8, seigneur du Beauvaisis, les Dammartin et les Clermont. Les donations que nous pouvons attribuer aux aristocrates représentent la moitié de l’ensemble des donations. Les motivations sont sensiblement les mêmes que pour les petits aristocrates, même si les enjeux sont ici plus importants. La différence avec le précédent groupe réside dans l’étendue de la zone d’influence. Alors que la famille de Breuil cherche à s’imposer sur un territoire d’un rayon de 5 à 10 km, les aristocrates ont un champ d’action beaucoup plus élargi qui s’étend à l’ensemble du nord de l’Île-de-France pour le roi ou à l’ensemble du Beauvaisis pour l’évêque ou les Clermont.

L’influence de ces différents personnages est sensible à des périodes bien déterminées. Ainsi, la disparition des Dammartin dont nous avons déjà analysé l’influence sur les donations laisse peu à peu place aux Clermont dont l’importance s’accroît dans cette première partie du XIIe siècle. Ainsi, ces deux familles se partagent l’essentiel des donations : 20% pour les Dammartin et 25% pour les Clermont. Le transition entre les Clermont et les Dammartin se fait aux alentours de 1120. L’importance de ces deux familles dans les donations du prieuré leur permet d’accroître leur champs d’action sur l’ensemble du Beauvaisis et d’augmenter leur puissance sur la région. A travers les donations, ils contrôlent l’action de leurs vassaux et voient dans le prieuré un allié de poids. Il ne faut pas oublier la place géographique stratégique de Saint-Leu dans le passage vers l’Île-de-France et Paris.

L’évêque de Beauvais a une position un peu plus ambiguë envers le prieuré de Saint-Leu. L’immunité clunisienne empêche une intervention directe sur les affaires religieuses du prieuré, mais son rôle de seigneur du Beauvaisis ne l’écarte pas totalement des affaires du prieuré. Pourtant, les rapports entretenus entre eux ne sont nullement conflictuels, comme dans d’autres évêchés. Au contraire, certains évêques sont des donateurs de Saint-Leu et des proches du prieuré, comme Eudes II, évêque de Beauvais de 1133 à 1145. Ancien abbé de Saint-Germer-de-Fly, son statut d’ancien bénédictin a certainement permis un rapprochement plus facile avec Saint-Leu. Il fait deux donations aux moines de Saint-Leu9. Les donations des évêques tiennent donc plus aux personnages qu’à une véritable tradition. D’autre part, Saint-Leu étant à 30 km de Beauvais et à l’extrême-sud du diocèse, le prieuré représente pour les évêques un utile point d’appui pour transmettre les messages de la réforme grégorienne. L’évêque de Beauvais agit donc en tant que seigneur, mais aussi en tant qu’évêque dans ses donations pour Saint-Leu. Ses motivations sont donc les mêmes que celles des autres aristocrates, même si les objectifs recherchés sont un peu différents. Le but est de quadriller l’espace et d’imposer son pouvoir, à la fois seigneurial et religieux, sur le Beauvaisis10.

Pour les moines, l’appui des aristocrates est fondamental, car leurs donations leur permettent d’accroître leurs possessions de façon plus considérable que celles des petits aristocrates. L’éloignement des donations faites par les aristocrates leur permet d’augmenter leur zone d’influence. Cet éparpillement géographique leur font espérer l’arrivée de nouveaux donateurs qu’ils n’auraient pu espérer sans cela. Outre cette importance économique non négligeable, la proximité avec les aristocrates fait de ces derniers des alliés de poids en cas de problèmes divers. Ainsi, il réside dans ces liens créés par la donation un impact social et un prestige pour la communauté monastique. Avec les donations, ils associent les aristocrates à leur societas. Or, disposer de l’appui du roi de France, des Dammartin puis des Clermont est pour eux une chance vis à vis du rôle qu’ils peuvent jouer face aux autres communautés monastiques de la région. Le prieuré de Saint-Leu est une grosse communauté, les travaux engagés à l’époque sont importants et il ne pourrait y faire face sans les donations des aristocrates.

2- A qui donnent-ils ?

Sur les 35 donations de la période envisagée, 30 donations comportent des donataires précis. Elles sont toutes différentes, mais des termes reviennent régulièrement en fonction du donateur et du moment de la donation. Elles sont du type : « Ecclesie sancti Lupi et monachis Deo ibi militantibus »11 ou « Deo et sanctis ejus Petro et Paulo, Sancto Lupo et monachis cluniacensibus ibi Deo servientibus »12. Ces dédicaces, même si elles sont rédigées par les moines, peuvent donner un aperçu des sentiments des donateurs et surtout de la perception qu’ils ont de l’établissement ecclésiastique. Il est donc essentiel d’étudier les mots utilisés, les occurrences et leur place dans la dédicace.

a- l’ecclesia

Le mot ecclesia englobe le monument église, mais il désigne par extension l’ensemble du prieuré. Le mot prieuré n’est pas encore utilisé à l’époque13 et les donateurs désignent l’établissement ecclésiastique par ce mot. En 1145, l’établissement est désigné pour la première fois par un autre mot : « monasterio »14. Ainsi, le mot ecclesia est utilisé à 21 reprises dans les dédicaces, de façon directe à 11 reprises, c’est-à-dire que les donateurs dédient leurs donations à l’ecclesia15, ou de façon indirecte à 10 reprises, c’est à dire que le mot est utilisé dans une expression du type : « monachisque in eorum ecclesia servientibus »16. Dans toutes les dédicaces adressées directement à l’ecclesia, le mot est associé à l’expression « Sancti Lupi ». L’église est dédiée à Saint-Leu. Cette précision permet aussi aux donateurs de s’attirer les bienveillances du saint, intercesseur auprès de Dieu. Ainsi, il semble qu’une ecclesia ne peut être désignée sans sa dédicace. D’autre part, lorsque la dédicace est directement adressée à l’ecclesia, le mot est placé 10 fois sur 11 en première position dans la dédicace. Cette remarque montre l’importance qu’avait cette dédicace aux yeux des donateurs ou des rédacteurs des actes. Ils sont ainsi liés directement à l’établissement qu’il s’agisse du prieuré ou des moines. Ils peuvent espérer disposer d’une sépulture à l’intérieur même de l’église. D’autre part, ils renforcent ainsi le lien de proximité déjà établi par la donation. Enfin, il est important de noter que cette dédicace est faite le plus souvent à la fin de la période envisagée, entre 1130 et 1150. Or, cette période correspond au début de la construction de la façade occidentale de la nouvelle église. Ces deux événements sont certainement liés. En lui dédiant leurs donations, les donateurs sont ainsi directement associés à la construction de l’église, ce qui est un prestige supplémentaire à la donation elle-même.

b- Saint Leu

Saint Leu est la forme picarde de saint Loup, évêque de Sens du VIe siècle. Nous n’avons aucun renseignement sur les raisons qui ont motivé ce choix et nous ne pouvons déterminer si ce patronage est antérieur ou postérieur à l’installation des moines à cet endroit. Il semble que saint Leu ne patronnait que l’église, mais par extension et pour les raisons que nous avons exposé précédemment, Saint-Leu a désigné l’ensemble du prieuré et enfin, tout le village qui a pris le nom de Saint-Leu-d’Esserent au XIIIe siècle.

Le nom de « saint Leu » est aussi usité dans les dédicaces. De la même façon que pour ecclesia, il peut être employé de façon directe à 8 reprises ou de façon indirecte, à 21 reprises. Il peut désigner l’église, les moines ou le monastère : « sanctoque Lupo de Escerens monachis quoque ille morantibus »17 par exemple. Lorsqu’il est utilisé de façon directe, les donateurs cherchent à s’attirer la bienveillance du saint, intercesseur des hommes auprès de Dieu. Par ailleurs, toutes les possessions du prieuré sont sous le patronage de saint Leu, mêmes les terres. Donner une terre à saint Leu renforce le lien avec le saint et donc son influence dans l’intercession. La plupart du temps, saint Leu est associé à Dieu, saint Pierre et saint Paul et est toujours placé après ces derniers : « Deo et beatis apostolis Petro et Paulo atque sancto Lupo, monachisque in eorum Ecclesia Deo servientibus »18. Il est donc associé aux deux apôtres Pierre et Paul, saints patrons de Cluny et les deux saints les plus importants de l’occident médiéval.

c- Dieu, saint Pierre et saint Paul

Ce triptyque est une des particularités des donations aux maisons clunisiennes. Saint Pierre et saint Paul étaient les deux patrons de Cluny, l’importance de Pierre est primordiale pour Cluny et ses donateurs. L’immunité dont disposait Cluny faisait directement dépendre l’abbaye du pape, descendant de Pierre, premier évêque de Rome. Or, le patrimoine de la papauté est aussi appelé patrimoine de saint Pierre. Ainsi, toutes les terres données au prieuré devenaient une partie du patrimoine de saint Pierre19 qui détient les clés du paradis, d’où son importance dans la société médiévale occidentale. Il est le meilleur intercesseur. A travers la dédicace à saint Pierre, c’est aussi l’appartenance à Cluny qui s’exprime. Les moines revendiquent cette appartenance prestigieuse à l’ecclesia cluniacensis. Cette importance de saint Pierre et son patronage sur Cluny a certainement eu un effet sur le nombre de donations aux établissements clunisiens20. Il faut relier cela au fait que cette dédicace est plus souvent utilisée avant 1120. Les moines sont en train de former leurs possessions, il leur faut trouver un moyen de s’attirer le plus de donations. Le patronage de saint Pierre en est un excellent. La terre donnée reliait directement le donateur à saint Pierre et saint Paul. Ainsi, l’expression « Deo et beatis apostolis Petro et Paulo »21 ou un équivalent est employée à 10 reprises, sans la présence de Paul : « Deo et beato Petro »22 à 4 reprises dont 3 fois où il est précisé saint Pierre de Cluny, et Dieu seul à trois reprises. Lorsque ces trois sortes de dédicaces sont employées, elles sont toujours en première position. Cela s’explique aisément par leur importance. Dieu est toujours le premier, suivi de Pierre puis de Paul. Il faut voir dans cet ordre une hiérarchie céleste mise en place par les moines médiévaux : Dieu étant bien-sûr le plus important, puis le premier saint, Pierre, détenteur des clefs du paradis, suivi de Paul associé à Pierre à Rome. Cette médiation céleste a été soulignée par Barbara Rosenwein : « Les terres données à Saint Pierre devaient avoir un caractère de locus sanctus, c’est à dire qu’elles pouvaient être un lien entre le monde naturel et surnaturel »23 et Dominique Iogna-Prat : « Les laïcs recherchent la compagnie de Pierre, porte-clés du ciel, auprès duquel ils souhaitent être inhumés et dont ils veulent se faire un avoué pour le jour du jugement »24. Cette dédicace permettait aux donateurs de s’attirer la miséricorde de dieu et l’intercession des saints et aux moines de trouver une légitimité dans leurs liens avec Cluny.

d- Les moines

La dédicace qui revient le plus souvent est adressée aux moines du prieuré. Elle est présente 24 fois dans la documentation. Ils sont bien-sûr les principaux destinataires de ces dons. La donation est le lien privilégié qui unit les moines aux composantes de la société, en particulier les aristocrates et les petits aristocrates. Pourtant, les dédicaces qui leur sont adressées sont toujours en dernière position : « ecclesiae beati Lupi et monachis in ea Deo servientibus »25. Nous pouvons en conclure que les motivations religieuses passent avant les motivations sociales. Il ne faut pas oublier que ces actes sont écrits par les moines, nous pouvons donc aussi y voir une volonté de leur part de se positionner après Dieu, les saints et l’ecclesia, les aspects religieux l’emportent sur leur condition terrestre de moines.

Toutes ces dédicaces s’accompagnent de qualificatifs précisant leur rôle ou leur place. Cinq participes présent substantivés sont utilisés : « famulantibus », « commorantibus », « servientibus », « militantibus », « morantibus ». Ces verbes recouvrent deux réalités différentes : servir Dieu, le Christ ou l’ecclesia et résider à Saint-Leu ou dans l’ecclesia. Les verbes rappelant le service sont les plus représentés. Avant tout pour les donateurs, les moines sont donc au service de Dieu, de l’église et de tous les aspects qui se rapportent au service divin. Ils peuvent aussi être définis par leur appartenance à Cluny : « cluniacensibus »26. Leur rôle social est donc rappelé à travers ces dédicaces ainsi que l’importance du lien de proximité mis en place entre eux et les donateurs. Elles expriment tout à la fois les réalités sociales, religieuses et économiques des donations. Elles laissent entrevoir les motivations et la signification des donations qu’il faut maintenant étudier plus précisément.

3- Motivations et signification de la donation27

a- Le salut et la mémoire.

La première motivation qui apparaît, lorsqu’on se penche sur la documentation, concerne le salut de l’âme des donateurs. Les expressions du type : « pro redemptione anime sue suorumque parentum »28 ou « pro anima sua et parentum suorum salute »29 reviennent comme des leitmotiv dans toutes les donations. Il existe un échange entre biens matériels que sont les donations et les instruments spirituels offerts par les moines, en particulier la prière. Or, les biens matériels possédés par les aristocrates leur venaient de leurs ancêtres, la pratique du don « pour le salut de l’âme » était pour eux un moyen de rendre leurs bienfaits aux ancêtres et seuls « les moines avaient le pouvoir de transformer les dons matériels en dons spirituels (les suffrages pour les défunts), seuls biens dont pouvaient profiter les morts »30.

Si nous prenons le schéma proposé par Marcel Mauss31 et en se gardant bien de l’appliquer complètement à la société médiévale du XIIe siècle, un don entraîne un contre-don, la donation est considérée ici comme un don, et la prière constitue le contre-don. Cette motivation révèle des aspects spirituels les plus fondamentaux de la société médiévale occidentale : l’accès au paradis après la mort, le salut au moment du jugement dernier et la conservation de la memoria, c’est-à-dire du souvenir de la personne. Exprimer directement cette raison dans leurs donations permet aux donateurs de s’attirer la miséricorde de Dieu. Il faut associer ces expressions aux dédicaces à Dieu et à saint Pierre, détenteur des clefs du paradis. Par cette dédicace, les donateurs cherchent l’intercession de saint Pierre pour le salut de leurs âmes. Le salut des vivants et des morts passe par la médiation des prières des moines

Il existait dans les établissements clunisiens des nécrologes, ou martyrologia. Disparus à Saint-Leu, s’ils ont existé, ces livres contenaient le nom des donateurs pour qui les moines devaient dire des prières en fonction de jours précis. Il semble que les donateurs pouvaient aussi faire partie d’une communauté de proches du prieuré, la societas. La donation était un moyen d’intégrer cette societas, dont nous reparlerons plus loin et qui permettait entre autres d’attirer la prière des moines sur eux et leurs familles.

Les expressions concernant l’âme et le salut sont présentes à 17 reprises dans la documentation de la période envisagée. Elles ne concernent pas simplement le donateur, mais associent souvent des membres de sa famille :

  • à 10 reprises, ses ancêtres, ses prédécesseurs : « antecessorum »

  • à 6 reprises, ses parents : « parentum »

  • à 4 reprises, le conjoint : « pro remedio anime ejusdem viri sui jam defuncti »32

  • et à 2 reprises, les enfants : « suorumque filiorum et filiarum »33

Nous voyons ici s’exprimer l’importance des ancêtres et des personnes de la famille déjà décédées. En citant les ancêtres, les vivants conservent leur souvenir, leur memoria. Pour Michel Lauwers, « ils [les donateurs] préparaient leur salut mais se souciaient beaucoup de celui de leurs ancêtres »34. Les donations étaient donc un moyen de conserver et entretenir la mémoire des morts. Au contraire, les agressions des mêmes aristocrates dont pouvaient être victimes les moines étaient sanctionnées par la privation de la mémoire. Le fait de faire ou de défaire la memoria représente pour les moines un pouvoir qui « participait à une sorte de contrat social qui les [les moines] liait, au moins implicitement, aux aristocraties locales »35.

b- La conversion monastique et l’anniversaire de la mort

Parmi les raisons religieuses, la conversion monastique et l’anniversaire sont celles qui sont le plus clairement exprimées. En effet, les expressions sur l’âme et le salut sont tellement utilisées que nous pouvons nous demander s’il ne s’agissait pas d’une formule habituelle qui ne recouvrait aucune réalité. Au contraire, ces deux raisons, plus rares dans notre documentation, semblent être de véritables motivations de la donation.

L’exemple d’Eudes de Breuil est très caractéristique. Proche du prieuré, Eudes de Breuil fait une donation à la fin de sa vie pour se convertir à la vie monastique dans le prieuré de Saint-Leu36. Cet acte lui permet d’abandonner les aspects matériels de sa vie, représentés par ses biens. La donation permet de subvenir à ses besoins à l’intérieur de la communauté. En effet, les moines doivent apporter des biens à la communauté pour qu’elle puisse survivre. C’est pourquoi Eudes de Breuil concède ses biens au prieuré. En échange, les moines doivent verser un cens à sa femme et à ses enfants. Certains historiens ont voulu voir dans la conversion monastique des raisons qui n’étaient pas simplement religieuses. Pour eux, certaines familles, confrontées au nombre d’enfants, faisaient convertir un de leurs enfants accompagné par une donation de terres. L’enfant, devenu moine, pouvait continuer à gérer la terre donnée par sa famille. Elle gardait ainsi le contrôle de sa terre et recevait le prestige de la donation. Il est, malheureusement, difficile de confirmer cette hypothèse avec nos seules sources.

La documentation du prieuré conserve deux exemples précis d’anniversaire : celui de Marguerite de Gerberoy37, sœur de Renaud de Clermont38, et celui d’Adélaïde, femme de Gislebert d’Angleterre et autre sœur de Renaud de Clermont39. Par sa donation, Marguerite fait partie de la societas des moines. Ainsi, elle a droit à une sépulture à l’intérieur de l’église et l’anniversaire de sa mort est célébré par des prières qui lui sont directement adressées :

« Ut autem domne Margarite memoria in ecclesia Beati Lupi perhenniter haberetur et anniversarium ejus in eadem ecclesia solemniter celebraretur, sextam partem decime de Corleio praedicte ecclesie ambo, Gerardus et Margarita donaverunt. »40

La motivation est ici clairement apparente, la conjonction ut accentue cette impression. Il faut noter que cette donation a été faite du vivant de Marguerite, mais il semble que l’acte a été rédigé après son décès : « Margarita de Gerboreio, filia Hugonis de Claromonte apud Hescerentum presentem vitam terminavit et honorifice est sepulta. ». De la même façon, sa sœur fait une donation pour son anniversaire : « Hadalaidis, filia Hugonis de Claromonte, scilicet uxor Gisleberti de Anglia in ecclesia beati Lupi anniversarium suum comparavit »41. Il est important de noter la présence de deux membres de la même famille parmi les anniversaires du prieuré. Il semble que les Clermont font de Saint-Leu leur nécropole familiale très tôt, avant de dominer totalement le Beauvaisis et le prieuré. La place laissée vide par les Dammartin ne tarde donc pas à être reprise par les Clermont, les deux donations datant des années 1136. Il semble aussi que leur père, Hugues de Clermont, et sa femme, avaient déjà leurs anniversaires à Saint-Leu : « ut quemadmodum anniversaria patris sui Hugonis et matris sue Margarite fiunt. »42 La famille de Clermont fait partie des donateurs habituels et des proches du prieuré de Saint-Leu. Il n’est donc pas étonnant de voir les deux sœurs faire ces donations.

c- La donation comme règlement d’un conflit

La donation peut aussi être le résultat d’un règlement de conflit. La compensation offerte par les moines peut être redonnée, en étant posée sur l’autel. La terre ou le bien contestés peuvent aussi être finalement donnés aux moines. Ainsi, la terre réclamée par Richard et Guy de la Roche est donnée au moment du règlement de conflit aux moines, comme s’il s’agissait d’une donation normale :

« Illi vero dederunt jus quod dicebant se habere in illa terra pro remedio animarum suarun Ecclesie Cluniacensi, et seniores receperunt eos in benefactis suis et in societate Ecclesie sue. »43

Dans ce cas, la paix est rétablie par une donation. Elle permet aussi à Richard et Guy de la Roche de faire partie de la societas et d’attirer, ainsi, les prières sur leur famille. Les deux partis sont alors contentés, le lien est rétabli. Les moines gardent la terre, les réclamants prennent la compensation.

d- L’économie de la donation

La donation peut aussi être perçue comme un élément de base d’un système économique. L’économie du don peut aussi être une raison de la donation. Le XIIe siècle ne connaît pas encore une économie dans laquelle la monnaie tient une place principale, surtout en milieu rural. De plus, Saint-Leu est dans une zone rurale, la monnaie est donc rare et les seuls à en posséder sont les seigneurs laïcs ou ecclésiastiques. Les règlements de conflit permettent aux petits aristocrates l’apport de numéraire grâce aux moines. Ainsi, l’économie de Saint-Leu est certainement plus basée sur l’économie du don que sur un embryon d’économie de marché, comme certaines villes à la même époque. Dans le système décrit pour la première fois par Marcel Mauss44, les biens circulent par le don ou le vol. La donation aux établissements ecclésiastiques est donc la pierre angulaire du système économique mis en place à cette époque. En retour, les donateurs reçoivent des biens spirituels, les prières, la societas des moines, la sépulture dans l’église ou la conversion monastique. Dans ce système, les aspects religieux et économiques sont étroitement liés. Il ne s’agit pas pour les hommes médiévaux de quantifier les biens spirituels. Pour eux, le don appelle un contre-don offert sous forme spirituelle par les moines. La donation est vécue alors comme une nécessité pour la bonne marche de l’économie et donc de la société. Ils n’ont pas conscience de cette importance, la donation est une action normale pour eux, de la même façon que consommer est normal pour nos contemporains. La transformation de l’économie pendant le XIIIe et surtout le XIVe siècle fait disparaître cet aspect fondamental de la donation ce qui peut être une des explications de la baisse du nombre de donations à cette époque.

d- Les motivations sociales

Le prestige procuré par les donations est non négligeable pour expliquer l’attitude des aristocrates. Comme nous l’avons déjà étudié pour Hugues de Dammartin, les donateurs y voient un moyen d’asseoir l’influence de leur famille dans la zone du prieuré. Par la donation à un établissement ecclésiastique, ils affirment leur présence sur un territoire. Les petits aristocrates comme les Breuil essayent d’asseoir une assise territoriale face à d’autres petits aristocrates comme les chevaliers d’Hescerent ou de Thiverny. Les Dammartin ou les Clermont cherchent à couvrir une zone d’influence plus vaste, le nord de l’Île-de-France pour les Dammartin et le Beauvaisis pour les Clermont. Le prestige est partagé par les moines qui voient dans les donations de grands aristocrates la possibilité de récupérer les donations de leurs vassaux. Par exemple, les Dammartin permettent la donation d’Aubri, dit Payen,de Mello qui est clairement identifié comme un vassal45. Les Clermont sont représentés par des membres de leur famille, par exemple les deux sœurs de Renaud de Clermont ou par des proches comme leurs vassaux, tels que les Cressonsacq46. Chaque camp trouve son avantage dans ce système de prestige, dans lequel les causes religieuses ou spirituelles permettent aussi une assise territoriale.

Une certaine reconnaissance provient donc des donations. Elle peut être simplement inconsciente ou clairement recherchée par les aristocrates. Ainsi Renaud de Clermont, après sa donation du tiers du transit du pont de Creil, cherche sa confirmation auprès des plus hautes responsabilités religieuses et politiques de la région. Il prie directement Eudes II, évêque de Beauvais47, Samson, l’archevêque de Reims, métropolitain du diocèse de Beauvais48 et le roi de France, Louis VII49 de le faire. Cette attitude lui permet d’affirmer son implantation sur le sud du Beauvaisis et fait de lui le protecteur attitré du prieuré. Il cherche ainsi à montrer la lente ascension de sa famille à la tête du Beauvaisis. L’évêque de Beauvais en reste bien-sûr le seigneur, mais Renaud de Clermont cherche à prendre le pouvoir politique sur la région, même s’il n’a pas les titres. En faisant confirmer sa donation, il lui donne plus de poids et une légitimité dont il a besoin pour valoriser sa famille auprès des autorités ecclésiastiques et laïques. Cette motivation sociale est donc indéniable. Elle n’est peut-être pas recherchée par tous les donateurs, mais apparaît pour un certain nombre d’entre eux. La position du prieuré et son importance font de Saint-Leu un établissement à ne pas négliger pour dominer le jeu seigneurial du nord de l’Île-de-France, ce que le roi de France et ses officiers, en particulier ceux originaires de Senlis, ont bien compris, le roi en confirmant l’usage des forêts royales que son père et Louis VI leur avait octroyé et les officiers en faisant des dons, comme Guy, chambrier du roi50.

e- « Crisis as a motive »51

La dernière motivation peut être d’ordre psychologique. Les aristocrates ont un mode de vie qui ne correspond pas à leur morale chrétienne. Ils ont des richesses, des biens matériels. Leur vie est consacrée à augmenter leurs possessions et à combattre les autres seigneurs, laïcs et ecclésiastiques, pour récupérer leur territoire. Arrivés vers la fin de leur vie, ils sont confrontés à un dilemme entre leur vie et leur croyance. Ils doivent ressembler au Christ pour avoir accès au paradis. Ils décident alors de faire des donations aux établissements ecclésiastiques, pour expier leurs pêchés et se débarrasser d’un certain nombre de leurs possessions.

L’exemple parfait de cette crise intérieure vécue par les aristocrates est celui d’Hugues de Dammartin. Le préambule de la charte de fondation exprime la volonté d’Hugues de Dammartin de s’approcher de l’idéal de vie du christ :

« Dum unusquisque in presenti seculo labenti et erumnoso vivit, cogitare debet qualiter in futuro eternaliter sine penuria et egestate cum christo vivere possit. »52

Il est confronté toute sa vie à son idéal de Chrétien face aux décisions seigneuriales qu’il est obligé de prendre pour assurer la pérennité et le prestige de sa famille. La donation de l’église d’Hescerent à l’évêque et des autres biens à Cluny est vécue comme une expiation personnelle de ses fautes, par exemple ses exactions commises à l’encontre des chanoines du chapitre de Paris, et comme un moyen de résoudre cette crise personnelle.

Notes de bas de page

1 Barbara Rosenwein, op. cit., p.12.

2 Barbara Rosenwein, op. cit., p. 75.

3 Müller, n°4

4 Müller, n°19, n°31, n°32, n°34 ; les deux autres apparitions d’Eudes de Breuil sont Müller, n°16 et n°33

5 Müller, n° 35.

6 Müller, n°57.

7 Müller, n°49.

8 Müller, n°25 par exemple.

9 Müller, n°45 et Müller, n°48.

10 Nous reviendrons plus loin et plus longuement sur les rapports entre les évêques de Beauvais et le prieuré et sur la place du prieuré dans la réforme grégorienne.

11 Müller, n°6.

12 Müller, n°13.

13 A ce propos, on peut voir l’article d’Anne-Marie Bautier, « De ‘prepositus’ à ‘prior’, de ‘cella’ à ‘prioratus’ : évolution linguistique et genèse d’une institution (jusqu’en 1200) », dans Prieurs et prieurés dans l'Occident médiévale. Actes du colloque organisé à Paris le 12 novembre 1984 par la IVe session de l'École pratique des Hautes Études et l'Institut de recherche et d'histoire des textes, édité par Jean-Loup Lemaître.

14 Müller, n°49.

15 Vu la complexité de la notion d’ecclesia, nous préférons ne pas traduire ce terme.

16 Müller, n°9.

17 Müller, n°15.

18 Müller, n°10.

19 Barbara Rosenwein, op. cit., p. 75.

20 Cf supra.

21 Müller, n°10.

22 Müller, n°19.

23 Barbara Rosenwein, op. cit. p. 5.

24 Dominique Iogna-Prat, op. cit., p. 75.

25 Müller, n° 38 par exemple.

26 Müller, n°21.

27 Je ne chercherai pas à faire l’historiographie des motivations de la donation comme l’a fait brillamment Barbara Rosenwein dans le premier chapitre de l’ouvrage déjà cité auquel je renvoie le lecteur. J’essayerai plutôt de les aborder d’un point de vue global sans privilégier une motivation plutôt qu’une autre.

28 Müller, n°6.

29 Müller, n°19.

30 Michel Lauwers, La mémoire des ancêtres, le souci des morts, morts, rites et société au Moyen Âge (diocèse de Liège, XIe-XIIIe siècles), p. 191.

31 Marcel Mauss, « Essai sur le don : forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques. », L’année sociologique, tome I, 1923.

32 Müller, n°12.

33 Müller, n°12.

34 Michel Lauwers, op. cit., p. 186.

35 Michel Lauwers, op. cit., p. 182-183.

36 Müller, n°35.

37 Gerberoy, Oise, cant. Songeons.

38 Müller, n°31.

39 Müller, n°40.

40 Müller, n°31.

41 Müller, n°40.

42 Ibid.

43 Müller, n°3.

44 Marcel Mauss, art. cit.

45 Müller, n°8.

46 Müller, n°88.

47 Müller, n°41.

48 Müller, n°43.

49 Müller, n°44.

50 Müller, n°19.

51 Barbara Rosenwein, op. cit., p.47.

52 Müller, n°1.

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