Les petites cases

C- L’influence spirituelle des moines sur la société

1- Les rapports entre le prieuré et les évêques de Beauvais

L’immunité dont dispose Cluny et ses dépendances a souvent créé des tensions entre l’évêque et les dépendances clunisiennes. Au contraire, le prieuré de Saint-Leu entretient des rapports amicaux avec les évêques. Cette situation résulte de l’importance de l’évêque de Beauvais, Guy, au moment de la fondation puis aux personnes qui occupe l’évêché au XIIe siècle. Il est donc important de présenter ces hommes avant de voir les rapports qu’ils entretiennent avec Saint-Leu.

a- Présentation des évêques de Beauvais à cette période

Nous avons déjà présenté Guy, évêque de Beauvais de 1063-1064 à 1085. Guy est, selon l’expression d’Olivier Guyotjeannin, un « évêque pré-grégorien »1. L’activité grégorienne de Guy est interrompue par des troubles autour du siège épiscopal. Les conflits locaux et l’importance de l’évêque de Beauvais au niveau local font du siège épiscopal un enjeu de pouvoir local plus qu’un lieu de réflexion spirituelle. Le successeur de Guy, Ursion, n’est connu que par les dates de son épiscopat (1085-1089). Les troubles apparaissent avec Foulque. Il s’agit du frère de Lancelin de Beauvais, époux d’Adélaïde de Dammartin2. Il appartient à une puissante famille locale qui voit dans cette élection un moyen de s’imposer sur le plat-pays. Son épiscopat devient rapidement houleux et il est obligé de se rendre à Rome pour recevoir l’appui du pape. Ce dernier le met alors sous la protection d’Anselme du Bec et d’Yves de Chartres, mais ces appuis sont rapidement dépassés par les critiques. L’élection de Foulque se révèle bien une tentative de cette famille pour contrôler le Beauvaisis et les rapports entre sa famille et celle des Dammartin ne font qu’accentuer les inimitiés. Bientôt seul face à ses ennemis, Foulque apparaît pour la dernière fois au concile de Plaisance en mars 1095.

Son successeur Roger apparaît dès le 19 août 1095 à la Chaise-Dieu, après une dernière intervention d’Anselme du Bec en sa faveur en juin ou en juillet 1095. Roger est remplacé par Anseau, qu’il faut sans doute confondre avec Anseau de Caix, frère d’Enguerrand I de Coucy3. Sa mort ouvre de nouveaux conflits autour de l’élection au siège épiscopal. Les années 1100-1104 sont marqués par une crise de l’épiscopat beauvaisien qui ne se résout que par l’intervention royale4. Cette période de trouble est suivie par l’épiscopat de 1105 à 1113 de Geoffroy, chapelain royal sous l’épiscopat de Pierre et chancelier en 1071 et 1072. L’évêque Pierre lui succède. Il s’agit du frère de Lancelin et Foulque de Beauvais. Pourtant, il semble que son élection n’ait pas provoqué les mêmes problèmes que celle de son frère. Il faut dire que la famille est moins puissante à cette époque et, surtout, plus enracinée dans le plat-pays.

La génération suivante des évêques de Beauvais représente, toujours selon l’expression d’Olivier Guyotjeannin, « un nouveau type d’évêques »5. Autant la première partie du siècle est marquée par des enjeux de pouvoir, autant cette deuxième génération est marquée par les thèmes de la réforme grégorienne. Issus du monachisme, les trois évêques qui se succèdent à la tête de l’évêché, Eudes II, Eudes III et Henri de France, s’attachent à y remettre de l’ordre6. Avant de devenir évêque, Eudes II avait dirigé l’abbaye de Saint-Germer-de-Fly et Eudes III, après y avoir été moine, avait été choisi comme abbé de Saint-Symphorien de Beauvais, avant de quitter sa charge pour s’adonner à la contemplation. Ces deux évêques sont donc issus du monachisme bénédictin traditionnel. Nous disposons de peu d’informations sur leur épiscopat, si ce n’est qu’ils s’attaquent tous les deux à la pratique des fiefs-rentes et qu’Eudes III s’attache à restaurer l’ordre aussi bien au niveau spirituel que temporel. Nous pouvons dire que leurs épiscopats marquent l’entrée du Beauvaisis dans la réforme grégorienne après les tentatives manquées de Guy, sans pour autant nier le fait que les esprits en étaient largement imprégnés au regard de l’élection d’ancien moines bénédictins. Le dernier évêque de cette génération est Henri de France. Son épiscopat est court, mais essentiel pour le Beauvaisis. Ancien moine de Clairvaux et frère du roi Louis VII, Henri est élu en 1148 ou 1149. Il est à la tête de cet évêché jusqu’à son élection à la tête de l’archevêché de Reims en 1162. Son épiscopat est marqué par la reprise en main du temporel et de l’administration épiscopale. Son successeur, Barthélemy de Montcornet, devient évêque entre le 9 février et le 8 avril 1162. Archidiacre de Reims et apparenté aux capétiens, son élection est peut-être le fruit d’une transaction entre les électeurs de Reims et de Beauvais. Proche d’Henri, il en continue l’œuvre jusqu’en 1175, date de sa mort.

b- Les évêques de Beauvais et le prieuré de Saint-Leu

La personnalité de ces évêques de la première moitié du XIIe siècle fait que leurs rapports avec le prieuré sont plutôt bons, soit par une proximité familiale dans le cas de Foulque et de Pierre, soit par une communauté de pensée dans le cas d’Eudes II, Eudes III et d’Henri de France. D’autre part, malgré l’immunité dont dispose le prieuré de Saint-Leu, les évêques sont intervenus au titre de seigneur du Beauvaisis ce qui a, certainement aussi facilité leurs rapports.

Entre 1081 et 1172, la documentation a gardé 10 actes de six évêques de Beauvais différents. Il donne un aperçu des différents types de rapports entretenus entre eux et le prieuré. Sur ces 10 actes, sept sont une confirmation d’une donation ou une notification :

  • Confirmation des donations d’Hugues de Dammartin par Guy de Beauvais en 10817.

  • Confirmation par Pierre du don de la part de forage que le chatelain Odilon et Adam son fils ont fait en 11248.

  • Confirmation par Eudes II du don du tiers du transit du pont de Creil de Renaud II, comte de Clermont, en 11449.

  • Confirmation par Eudes II du don de Gondacre de Creil des dîmes que possédaient à Cauffry son frère Eudes10.

  • Confirmation par Eudes II du don de Gondacre de Creil du tiers de la dîme d’Avrigny11.

  • Confirmation vers 1147 par Eudes III de l’exemption de tonlieu sur le marché de Beauvais accordée par Aimeri père du temps du prieur Aimar12.

  • Notification en 1157 de Henri sur le paiement qu’a promis de payer Jean de Gouvieux au prieuré de Saint-Leu13.

A travers ces confirmations et cette notification, c’est le rôle de seigneur du Beauvaisis qui s’exprime, plus que celui d’évêque de Beauvais. A ce titre, les autres seigneurs sont redevables à l’évêque de toutes terres qu’ils possèdent sur le Beauvaisis. Il n’est donc pas étonnant, comme le veut la coutume féodale, de voir la confirmation du seigneur. Ainsi, la possession de ce bien est confirmée par la plus haute juridiction du Beauvaisis. Dans l’avant-dernier cas, la confirmation laisse entrevoir le programme de remise en ordre des possessions épiscopales engagées par Eudes III. Ainsi, le texte éclaire cette volonté : « Quoniam de rebus ecclesiasticis controversiam aliquam posteris nostris nullatenus relinquere voluimus »14. Nous remarquons d’ailleurs qu’Eudes III fait un amalgame entre les droits qui relèvent de son épiscopat et celles qui relèvent de la seigneurie. Cette indication montre que cette séparation n’existait pas pour lui.

Le deuxième type de rapport est plus direct. Il s’agit de donations des évêques de Beauvais au prieuré de Saint-Leu. La documentation a gardé le souvenir de trois donations entre 1081 et 1171 :

  • Remise du droit de forage sur le vin en faveur du prieuré par Pierre en 112415.

  • Donation par Eudes II de l’église de Cauffry, avec l’autel et l’aître, et toute la dîme du village et le tiers de la dîme d’Avrigny en 114416.

  • Barthélémy accorde aux religieux le patronage des cures de Précy et de Champagne17 vers 1172-117318.

Dans la première donation, l’évêque agit en tant que seigneur. Cette donation est équivalente à celle d’un aristocrate laïc, surtout qu’elle est couplée à la confirmation du don du châtelain Odilon. En revanche, les deux autres sont plus complexes. Dans ces donations19, l’évêque de Beauvais agit autant en seigneur qu’en évêque. La séparation que nous avons introduites atteint dans ces deux cas ces limites. Elles sont certainement à remettre dans le contexte de la mise en place de la réforme grégorienne en Beauvaisis et la lutte des évêques face aux possesseurs laïcs de biens ecclésiastiques. De la même façon, l’acte d’Eudes vers 114420 prend place dans ce contexte.

c- La réforme grégorienne en Beauvaisis et le prieuré de Saint-Leu

Nous avons déjà vu les difficultés liées à l’introduction de la réforme grégorienne dans le Beauvaisis. Les problèmes liés au siège épiscopal ont fortement retardés sa mise en place. Pourtant, à partir d’Eudes II, les évêques issus du monachisme s’appliquent à rattraper le retard. Dans ce contexte, le prieuré de Saint-Leu joue un rôle non négligeable. En effet, sa position dans le diocèse lui donne une place stratégique. A l’extrême-sud du diocèse et à une trentaine de kilomètres de Beauvais, le prieuré de Saint-Leu représente un point d’appui pour les évêques dans la mise en place de la réforme grégorienne. Ainsi, trois actes montrent le rôle joué par Saint-Leu.

Le premier acte est d’Eudes II vers 114421. Issu du monachisme bénédictin, Eudes II se sent proche des moines clunisiens de Saint-Leu qui représentent une grosse communauté. Il les appelle même ses chers amis : « dilectis amicis nostris monachis cluniacensibus in ecclesia beati Lupi commorantibus »22. Dans cet acte, Eudes II veut s’attaquer aux laïcs qui détiennent injustement des biens ecclésiastiques : « Gaudemus autem multos expavere Dei judicium et corrigere malum consuetum, reddentes Ecclesiae propria ut fugiant a futura ira. »23. Cette action était déjà celle de Guy de Beauvais lorsqu’il a récupéré les autels de Bulles ou d’Hescerent. Il faut pourtant attendre 50 ans pour qu’un autre évêque recommence à mettre en place ce programme de récupération des biens ecclésiastiques possédés par des laïcs. Pour l’aider à le réaliser, l’évêque s’appuie sur les communautés ecclésiastiques, ici le prieuré de Saint-Leu. Il doit connaître leur puissance et leur implantation dans le sud du Beauvaisis. Ils sont en rapport avec de nombreux aristocrates et petits aristocrates de cette région et possèdent certainement une influence sur eux. Ainsi, il donne le droit au prieuré de Saint-Leu de récupérer ces biens ecclésiastiques : « concedimus ecclesiae Beati Lupi fratribus ejusdem loci eripere et recipere de manibus laicorum decimas et altaria sive quaecumque injuste et contra ecclesie jus in damnationem suam tenebant. »24. D’autre part, il donne le droit aux moines de posséder les biens ainsi récupérés : « et hoc concedimus, et nostris temporibus et in posterum praefatae ecclesie et fratribus confirmamus »25. Une clause comminatoire clôt cette charte et renforce sa valeur, en donnant une puissance religieuse à sa décision. En effet, l’excommunication met celui qui en est atteint au ban de la société, puisqu’il n’est plus considéré comme chrétien. Cette charte montre comment le prieuré de Saint-Leu devient le relais du programme épiscopal de mise en place de la réforme grégorienne. L’évêque doit s’appuyer sur des intermédiaires. Le choix du prieuré de Saint-Leu nous montre l’importance acquise par cette communauté vers 1144 et son implantation réussie dans cette région.

Les deux autres actes se rapprochent plus. L’évêque confie au prieuré la charge de cures et des biens qui s’y rattachent. Cette attitude lui permet de délocaliser son pouvoir, en s’appuyant sur des hommes de confiance : les moines de Saint-Leu. Ainsi, dans le premier acte, Eudes II explique la tâche qu’il s’est fixé dans le préambule : « de rebus ecclesiasticis de manibus laicorum abstractis paterna benignitate eis studei impetiri »26. Nous retrouvons la même motivation que, dans l’acte précédent. Après avoir arraché l’église et les biens de Cauffry, Eudes II les confie aux moines de Saint-Leu : « dilectis amicis nostris monachis cluniacensibus in ecclesia beati Lupi commorantibus canonice tradidimus ac perpetuo jure possidenda concessimus »27. Cauffry se trouve à 5 km du prieuré ; l’évêque préfère les confier aux moines qui sauront les gérer plutôt que d’avoir à le faire de Beauvais, d’où il lui aurait été plus difficile de le faire. De la même façon, Barthélemy confie vers 1171-1172 aux moines de Saint-Leu la faculté de choisir le prêtre de Précy-sur-Oise et de Champagne : « sed et liberaliter praedictis fratribus in perpetuum concessimus facultatem liberam praefatas ecclesias ordinandi per personas quas secundum Deum elegerint »28. Barthélemy rappelle dans la même charte que les moines de Saint-Leu avaient déjà bénéficié des privilèges de précédents évêques de Beauvais : « quod oblatis nobis a fratribus Sancti Lupi ac dilligenter auditis privilegiis praedecessorum nostrorum bonae memoriae Domni Petri, Oddonis, item Oddonis secundi, Belvacensium episcoporum, necnon et Domni Sansonis Remensis archiepiscopi, eis in nullo vidimus obviandum. »29. Cette phrase montre les excellentes relations entretenues entre les évêques de Beauvais et le prieuré de Saint-Leu et explique pourquoi Saint-Leu a été choisi comme relais de la politique épiscopale de mise en place de la réforme grégorienne.

2- Les services spirituels offerts à la société par les moines

a- Les anniversaires et les prières pour les morts

Depuis Odilon, abbé de Cluny de 994 à 1049, la liturgie clunisienne contient une intense activité de pastorale funéraire. Hugues d’Amiens, dans un passage des Dialogues, repris par Dominique Iogna-Prat, définit ainsi cette aide aux défunts : « Il n’est pas question des péchés, mais des peines des péchés ; pas l’état du péché qui condamne (damnatoria), mais des peines purgatoires (purgatoria)….Dans les sacrements, l’Eglise engendre les fidèles et rachète les fidèles défunts. »30. La prière après la mort était alors un moyen de racheter les fidèles. Un autre aspect existe dans la prière pour les morts. Selon Michel Lauwers, « Prier pour les défunts était tout à la fois une manière et l’occasion de célébrer leur mémoire »31. La prière entretenait le souvenir du défunt. Il n’est donc pas étonnant de voir que l’essentiel des donations faites au prieuré de Saint-Leu se fait pour le salut de l’âme des donateurs ou de leur famille défunte. Par conséquent, cette activité pastorale est essentielle à la survie économique de la communauté. La prière pour les morts est l’instrument spirituel offert par les moines le plus utilisé et le plus courant pour la société du XIIe siècle.

Certains préfèrent assurer les prières après leur mort, en demandant l’instauration d’un anniversaire. « Les anniversaires des décès étaient des ‘commémorations’ »32. La documentation a gardé deux exemples précis d’actes pour préparer l’anniversaire des donateurs : celui de Marguerite de Gerberoy, sœur de Renaud de Clermont33 et celui d’Adélaïde, femme de Gislebert d’Angleterre et sœur de Renaud de Clermont34. Ces actes montrent l’existence d’une rivalité au sein d’une même famille. Ainsi, Adélaïde précise : « Hoc autem anniversarium ab Ademaro priore et a toto conventu ita statutum est ut quemadmodum anniversaria patris sui Hugonis et matris sue Margarite fiunt, sic et istud fiat. ». L’anniversaire était alors consigné dans le nécrologe du prieuré, malheureusement disparu pour Saint-Leu.

Entretenir la mémoire des nobles et des défunts était pour la communauté ecclésiastique un moyen de reconnaissance du rôle social de l’église et donc une charge essentielle à la reproduction sociale. Selon Michel Lauwers, « en attirant dans leurs bâtiments les biens et les corps des seigneurs locaux, les maisons religieuses ‘compensèrent’ sans doute, en amassant des dons, les vols et les rapines dont elles étaient victimes, mais elles justifièrent surtout la position éminente de l’Eglise, tout en réduisant les prétentions des seigneurs laïcs »35.

b- Être enterré au prieuré

Nous avons déjà vu l’importance que représente le fait de trouver une sépulture à l’intérieur de l’église. Cette importance est due au statut particulier des espaces monatiques. En effet, « les cimetières, dans lesquels gisaient les membres défunts des communautés ecclésiastiques et leurs bienfaiteurs, constituaient des espaces sacrés et protégés »36, puisque l’atrium ou cimetière bénéficiaient de l’immunité dont disposaient les communautés religieuses.

Ainsi, Pierre de Dammartin demande à être enterré auprès de ses parents à l’intérieur de l’église : « nimio animi fervore a nobis postulavit ut juxta patrem suum atque fratrem [matrem]37 apud Sanctum Lupum de Escerente habere sepulturam mereretur »38. De la même façon, Marguerite de Gerberoy est enterré à Saint-Leu : « Omnibus in Christo renatis sit notum quod Margarita de Gerboreio, filia Hugonis de Claromonte, apud Hescerentum presentem vitam terminavit et honorifice est sepulta. »39. Ces deux exemples pourraient nous faire croire que la sépulture dans l’église ou dans le prieuré est réservée aux personnages de haut rang et grands donateurs du prieuré. Pourtant, des aristocrates plus modestes demandent et obtiennent la sépulture à Saint-Leu. Ainsi, Aveline, mère de Jean et Pierre Aiguillon, reçoit la sépulture dans l’aître de Saint-Leu : « Concessit denique prenominatus Petrus pro salute atque pro anima matris suae Avelinae defuncte et in atrio beati Lupi honorifice sepulte »40. Dans ce cas, Aveline n’est pas enterrée dans l’église mais dans l’aître. Même si le prestige n’est pas aussi important que la sépulture dans l’église, il s’agit pour une personne de ce rang d’un grand privilège. Pierre fait, d’ailleurs, une deuxième donation aux moines. Nous pouvons penser qu’il remercie, ainsi, les moines d’avoir accepté d’enterrer sa mère dans l’enceinte de l’atrium du prieuré

c- La societas des moines

Il est difficile de définir précisément ce qu’était la societas des moines. Quatre actes y font directement référence entre 1091 et 1120 et aucun ensuite. Il semble que la societas ait été un moyen pour les moines de Saint-Leu de s’attirer et de fidéliser les donateurs au début de l’existence du prieuré.

L’appartenance à la societas fait suite à une donation et à l’appréciation des moines : « et seniores receperunt eos in benefactis suis et in societate Ecclesie sue »41. Dans ce cas précis, les donateurs intègrent la societas suite à un conflit. L’objet du conflit est finalement donné par les réclamants, en échange les moines décident de les intégrer à leur societas. Dans ce cas, ce conflit très violent42 a fragilisé la jeune communauté. L’appartenance à la societas fait des réclamants des proches du prieuré et peut éviter un autre conflit avec eux. Elle n’est pas réservée à l’élite de l’aristocratie. Des quatre documents conservés, deux concernent la petite aristocratie et deux des aristocrates plus puissants. Par exemple, des membres de la famille de Breuil, que nous avons déjà évoqué, font partie de la societas des moines : « monachi vero receperunt eum [Raoul fils de Foulques de Breuil] in societate beneficiorum Ecclesie »43. Il s’agit, ici, d’une exigence de la part du donateur. Dans le cas des Breuil, les moines cherchent certainement à s’attirer la sympathie et le soutien de la famille la plus puissante d’Hescerent et de ses environs proches. Ils ont rapidement compris la place que jouait cette famille et ils préfèrent les savoir de leur côté. Pour les Breuil, cette demande est un moyen d’être associé aux prières des moines et donc aux bienfaits spirituels créés par celles-ci. De la même façon, les moines reçoivent dans leur societas Guy le chambrier suite à l’usage qu’il leur donne dans sa forêt : « Pro isto autem beneficio monachi societatem suam praedicto Guidoni et uxori illius contulerunt »44. Personnage plus puissant, les moines veulent aussi s’attirer sa bienveillance et ils l’associent, ainsi, à leur prieuré. La societas est aussi un moyen d’attirer de nouveaux donateurs. Le fait que telle ou telle personne y appartiennent peuvent leur assurer la venue d’autres donateurs, vassaux ou proches de membres de leur societas.

Pour les membres de la societas, l’avantage le plus caractéristique de cette appartenance réside dans la possibilité de recevoir une sépulture dans le prieuré voire dans l’église. Pour Raoul, il s’agit d’une motivation clairement exprimée : « tali tamen tenore ut quando ad obitum veniret, pro haec eleemosina sepulture traderent »45. Pour Foulques, son appartenance à la societas lui assure cette sépulture au moment de sa mort : « Fulco filius Aszoise societatem Ecclesie beati Lupi de Escerente accepit atque post obitum ibidem se sepeliri devovit. »46. L’appartenance à la societas est donc aussi un avantage pour ces petits aristocrates qui n’auraient peut-être pas bénéficié d’une telle sépulture autrement. Elle leur assure une sépulture à l’intérieur du prieuré. Et, de la même façon que les moines tirent un prestige de la societas, ces petits aristocrates aussi qui peuvent ainsi se positionner face aux autres familles de la région.

d- La conversion monastique

Entre 1100 et 1150, sept documents donnent des exemples de conversion monastique. Le cas le plus représentatif des conversions monastiques à Saint-Leu est certainement Hugues de Dammartin, mais elle n’est pas abordée clairement et juste évoquée dans un acte de Pierre de Dammartin : « pater suus Hugo comes, monachus noster »47. Les conversions se passent toutes de la même façon. L’aristocrate qui a décidé de se convertir se présente au monastère pour faire une donation. Il est accompagné de sa famille : femmes et enfants et de ses proches. Il associe à son acte l’ensemble de sa famille qui accepte son nouvel état. La donation qu’il fait peut comporter des clauses restrictives permettant à sa femme ou sa famille de de garder l’usufruit de la donation. Ainsi, Aubri, dit Payen de Mello donne au prieuré une moûte à condition d’en jouir pendant sa vie et celle de sa femme : « tali scilicet pacto ut post obitum eius monachi medietatem monnete haberent, et uxor eius alteram medietatem in vita sua teneret »48. Cette donation doit permettre au prieuré de pouvoir accueillir le nouveau moine sans problème d’approvisionnement. Nous pouvons la comparer à une dot que pourrait amener une épouse à son nouveau mari. D’autre part, devenu moine, il ne pourra plus profiter de ces biens, ni les gérer s’ils n’appartiennent pas à la communauté. C’est pour cette raison que les conversions monastiques s’accompagnent d’importantes donations. Ainsi, Eudes de Breuil donne de nombreux revenus au moment de sa conversion49, Eudes Aper donne le bois de la Sagette, une dîme à Orcheu et des serfs50 ou Oduard, prévôt de Creil donne tout ce qu’il possède à Cramoisy51. A chaque fois, ces donations s’accompagnent du consentement de la femme du convert et, éventuellement de ses enfants : « concedente sua conjuge et ejus filiis » pour Oduart.

La plupart de ces conversions a lieu à la fin de leur vie. Pour Dominique Iogna-Prat, la conversion monastique représente « l’antichambre de l’éternité »52. A la fin de leur vie, les aristocrates ressentent le besoin de se rapprocher de l’état du Christ comme l’exprime Hugues de Dammartin dans le préambule de la charte de donation. Le meilleur moyen pour eux est de revêtir l’habit monastique. Ils se préparent ainsi à la vie éternelle et, surtout, ils cherchent à laver leurs péchés commis pendant leur vie. La vie monastique représente une pénitence. Ainsi, Eudes Aper et Eudes de Breuil sont des exemples de petits aristocrates locaux qui se convertissent à la fin de leur vie : « Odo miles de Brolio cum viam universae carnis ingredi cogeretur, a monachis ecclesiae Sancti Lupi se fieri monachum humiliter postulavit »53 et « Oddo Aper, ad finem vite veniens monachos Ecclesie Sancti Lupi mandavit eorumque monachus effectus Deo et apostolis Petro et Paulo »54. Parfois, la donation n’est pas faite par le futur convers mais par un autre membre de la famille, la conversion étant la condition de la donation : « hoc tali pacto quod quemdam suum nepotem Radulfum nomine monachum facerent »55. Dans ce cas, nous pouvons nous demander dans quelle mesure la conversion est désirée par le convers. En effet, la conversion représente un moyen pour les donateurs de continuer à contrôler à l’intérieur de la communauté les biens donnés et surtout, un moyen pour les familles d’éviter le partage au moment de la succession, les enfants devenus moines ne récupérant rien.

e- Le pèlerinage de Saint-Leu

Un acte datant de la fin du XIIe siècle nous apprend l’existence de la venue de pèlerins à Saint-Leu. Il règle les problèmes de paiement de droits au passage du port pour les pèlerins : « volumus litteris tradere consuetudinem que est inter Ecclesiam beati Lupi et Girardum et Ivonem qui portum jure hereditario tenent, de peregrinis qui ad altare Sancit Lupi veniunt transvehendis. »56. Ce pèlerinage est aussi connu par une enseigne de pèlerinage de la fin du XIIIe siècle conservée au musée de Beauvais et retrouvée au Mont-Saint-Adrien, dans le canton d’Auneuil. Cela montre le succès de ce pèlerinage, puisqu’elle a été retrouvée à 42km du prieuré. Elle représente dans un portique très simple, saint Leu en costume d’évêque, tenant une grande croix processionnelle et bénissant deux pèlerins à genoux, tandis qu’un lion lui sert de caractéristique. Autour se trouve une légende : « † VECI : S : LEV : DESSERENS. »57. Il semble, d’après cette enseigne, que les pèlerins venaient prier Saint Loup, évêque de Sens du VIe siècle à qui était consacré l’église.

L’acte organise très précisément le règlement du passage des pèlerins. Il prévoit la gratuité pour toutes les personnes à pied d’où qu’ils viennent. S’ils ont une monture, ils doivent s’acquitter du droit de passage sauf s’ils viennent de Dammartin. S’ils passent l’eau, ils doivent payer le droit de passage, sauf pour les enfants en-dessous de sept ans. Enfin, les pèlerins venant d’un autre port pour aller au pèlerinage, ne s’acquitteront d’aucun droit. Le pèlerinage représente pour les moines un revenu non négligeable. Le pèlerinage est un moment où les donations sont plus importantes, les pèlerins faisant état de piété. Il n’est donc pas étonnant de voir les moines faciliter le passage des pèlerins. Il est important de noter la place à part des pèlerins venant de Dammartin. Malgré la disparition de la famille de Dammartin, les moines possèdent de nombreuses terres dans ses environs. Ils y possèdent donc une influence spirituelle importante qui a pour conséquence la venue de pèlerins. Il est, malheureusement, impossible de savoir précisément les motivations des pèlerins pour leur venue à Saint-Leu et surtout les cérémonies spécifiques de ce pèlerinage par manque de sources.

Notes de bas de page

1 Episcopus et Comes, p. 69.

2 Cf supra, la partie consacrée à la disparition des Dammartin.

3 Episcopus et Comes, p. 75.

4 Il est inutile de revenir précisément sur ces problèmes qui n’ont aucune conséquence pour le prieuré. Nous renvoyons le lecteur à Episcopus et Comes, pp. 75-78.

5 Episcopus et Comes, p. 125.

6 Episcopus et Comes, p. 128.

7 Müller, n°2.

8 Müller, n°25.

9 Müller, n°42.

10 Müller, n°50.

11 Müller, n°53.

12 Müller, n°54.

13 Müller, n°74.

14 Ibid.

15 Müller, n°25.

16 Müller, n°48.

17 Champagne-sur-Oise, Val-d’Oise, cant. Beaumont-sur-Oise.

18 Müller, n°76.

19 Peut-on, d’ailleurs, les qualifier de donations ?

20 Müller, n°45.

21 Ibid.

22 Müller, n°48.

23 Müller, n°45.

24 Ibid.

25 Ibid.

26 Müller, n°48.

27 Ibid.

28 Müller, n°76.

29 Ibid.

30 Dominique Iogna-Prat, Ordonner et exclure, Cluny et la société chrétienne face à l’hérésie, au judaïsme et à l’islam, 1000-1150, pp. 219-224.

31 Michel Lauwers, op. cit., p. 121.

32 Michel Lauwers, op. cit., p. 122.

33 Müller, n°31.

34 Müller, n°40 ; nous avons déjà étudié précisément ces deux actes dans la partie consacrée aux donations, nous y renvoyons le lecteur.

35 Michel Lauwers, op. cit., p. 193.

36 Michel Lauwers, op. cit., p. 126.

37 Il semble plus logique de lire matrem que fratrem, Pierre n’ayant pas de frère.

38 Müller, n°11.

39 Müller, n°31.

40 Müller, n° 37.

41 Müller, n°3.

42 Nous avons déjà étudié ce conflit dans la partie consacrée aux difficultés de la mise en place. Nous y renvoyons le lecteur.

43 Müller, n°6.

44 Müller, n°29.

45 Müller, n°6.

46 Müller, n°17.

47 Müller, n°11.

48 Müller, n°7.

49 Müller, n°35.

50 Müller, n°61.

51 Müller, n°65.

52 Dominique Iogna-Prat, op. cit., p. 47.

53 Müller, n°35.

54 Müller, n°61.

55 Müller, n°34.

56 Müller, n°89.

57 Danjou « Note sur une enseigne de pèlerinage conservée au musée de Beauvais », Mémoires de la société Académique d’archéologie, sciences et arts du département de l’Oise, t.2, 1852-1855, Beauvais, p. 410-419.

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