Les petites cases

Introduction

Problèmes posés

Depuis 20 ans, les études sur Cluny ont connu un regain d’intérêt. L’article de Michel Sapin et Dominique Iogna-Prat paru dans la Revue Mabillon en 19941 fait le point sur la question, en dressant un bilan des différentes pistes de recherche explorées par les spécialistes. Il met en avant la méconnaissance du monde des prieurés clunisiens, malgré les études de Philippe Racinet qui portent sur la fin du Moyen Âge2 ou les monographies de prieurés entreprises sous la direction de Joachim Wollasch à l’université de Münster. Pour Philippe Racinet, « c’est un secteur de la recherche qui mérite un investissement particulier. En effet, le prieuré clunisien représente la face cachée de l’iceberg »3. De plus, les études sur Cluny s’attachent aux origines de l’abbaye jusqu’à Pierre le Vénérable ou sur les problèmes rencontrés par l’ordre à la fin du Moyen Âge. En revanche, aucune étude ou presque n’a envisagé les prieurés clunisiens entre ces deux périodes.

Le prieuré et son implantation dans son terroir méritent donc toute notre attention. Les historiens ont trop souvent délaissé le prieuré, le rattachant à l’abbaye-mère mais sans l’étudier comme une entité en soi. Celui de Saint-Leu-d’Esserent nous a semblé un bon exemple pour essayer de cerner ce monde des prieurés. Fondé en 1081 par un aristocrate influent d’Ile-de-France, ce prieuré n’a pas fait l’état de études historiques sérieuses. La magnifique église prieurale a donné lieu à des monographies d’histoire de l’art ou d’archéologie mais son histoire reste encore assez mal connue. Deux maîtrises lui ont été consacrées : une portant sur les rapports entre le monachisme et l’aristocratie4 et une autre sur une étude du personnel du prieuré au XIIe siècle5. Par conséquent, il reste encore beaucoup de questions en suspens, alors que la documentation est assez riche et que ce prieuré fut un des plus gros de l’ordre de Cluny.

Aborder la question des prieurés, c’est aborder une question d’histoire religieuse. Les études de ce type ont souvent pris le parti de n’analyser qu’une partie des problèmes, soit économiques, soit sociaux, soit religieux. Pourtant, cette distinction n’existe pas dans l’esprit des hommes du Moyen Âge. Le concept même de religion n’apparaît qu’au XVIIIe siècle. Etudier donc séparément ces thèmes serait un contresens. Au contraire, nous nous efforcerons de toujours voir les implications sociales, économiques et religieuses dans tous les rapports qui existent entre le prieuré et la société qui l’entoure au XIIe siècle.

Le prieuré de Saint-Leu-d’Esserent se trouve dans le sud de l’actuel département de l’Oise sur les bords la rivière du même nom, dans le diocèse de Beauvais. Aux frontières de l’Ile-de-France et du domaine royal, à quelques de kilomètres de Senlis, il est implanté dans l’aire d’influence royale, au milieu des conflits seigneuriaux des grands seigneurs d’Ile-de-France. De plus, il surplombe la rivière et le village d’origine : Hescerent. Cette position lui donne un attrait stratégique et un moyen de contrôle de la population de ce village. Enfin, il doit faire face aux nombreux autres établissements monastiques installés sur la basse-vallée de l’Oise6.

Ainsi, le prieuré de Saint-Leu-d’Esserent fait partie intégrante d’un terroir et de la société. Il importe donc de définir précisément quels sont les rapports établis entre les moines et la société qui les entoure au XIIe siècle, en repartant de la fondation de l’établissement : dans quel but et dans quel contexte est fondé le prieuré de Saint-Leu ? Quel est le rôle joué par la famille fondatrice ? Comment les moines parviennent-ils à faire face aux conflits et aux autres seigneurs ?

Le prieuré devenant rapidement une grosse communauté, il convient d’étudier les moyens mis en œuvre pour former, organiser et consolider leurs possessions et, ainsi, voir le rôle des instruments spirituels offerts par les moines à la société pour réussir à assurer la pérennité économique de la communauté. Il faut aussi nous demander quel est le rôle du prieuré de Saint-Leu-d’Esserent à l’intérieur des luttes seigneuriales du nord de l’Ile-de-France et comment il évolue. Enfin, quels sont les rapports entre le prieuré, rattaché directement à l’abbaye de Cluny et l’abbaye-mère ?

Ainsi, nous étudierons, dans une première partie, les rapports établis au moment de la fondation du prieuré et dans ses premières années d’existence. Sous la domination de la famille fondatrice, les moines commencent alors à organiser et structurer leur prieuré. Dans une deuxième partie, nous verrons comment ils consolident leur patrimoine et s’intègrent dans la société. Enfin, nous tenterons de porter un éclairage sur les changements importants auxquels doit faire face la communauté à la fin du XIIe siècle et au début du XIIIe siècle.

Analyse du corpus de sources

L’essentiel de notre travail est basé sur l’édition du chartrier du prieuré de Saint-Leu-d’Esserent effectuée par Eugène Müller au début du XXe siècle. Il était le curé de Saint-Leu-d’Esserent et faisait partie des érudits de cette période qui ont édité un grand nombre de chartriers. Ainsi, il semble qu’il fréquentait Joseph Depoin, éditeur des actes des abbayes Saint-Martin-des-Champs et Saint-Martin-de-Pontoise. Son action était soutenue par la société historique du Vexin. Son édition ne constitue pas la seule œuvre qu’il a consacrée au prieuré et à sa région, puisqu’il a aussi écrit une monographie de l’église de Saint-Leu-d’Esserent, ainsi que de nombreux ouvrages sur l’histoire de la région.

Le but de son travail est de collationner tous les textes concernant le prieuré et de les classer chronologiquement, pour en reconstituer son cartulaire idéal. Ainsi, il rassemble, pour notre période, des textes de divers origines :

  • les originaux conservés aux Archives départementales de l’Oise7

  • les copies effectuées par Etienne Baluze et Moreau au XVIIe siècle, conservées à la Bibliothèque nationale de France

  • les copies effectuées par les érudits locaux dans leurs monographies locales comme Louvet.

  • la collation d’actes concernant le prieuré de Saint-Leu dans les cartulaires des abbayes de Saint-Martin-de-Pontoise, du Val et d’Ourscamps.

Il n’a donc pas les préoccupations scientifiques des diplomatistes : il ne note pas la tradition des actes, il ne peut précisément dater l’ensemble des actes et son classement se révèle parfois faux. Lorsqu’il dispose de deux copies du texte, par exemple, l’original des archives et la copie de Baluze, il semble qu’il ait privilégié l’original. De plus, les fautes de transcription sont courantes. Nous avons dû, pourtant, plus d’une fois lui faire confiance, le temps nous ayant manqué pour vérifier les originaux.

Nous disposons donc de cent treize actes concernant la période étudiée. Il semble qu’un cartulaire existait, puisque les copies provenant de Baluze sont censées venir d’un cartulaire perdu. Mais, cette perte empêche de savoir comment le cartulariste travaillait et quels étaient ses buts. La plupart des actes dont nous disposons se présente sous la même forme diplomatique. Ils comprennent la notification, l’exposé, le dispositif, la clause de consentement et la liste de témoins. Nous pouvons penser que ces actes ne sont pas des actes publics mais des écrits internes qui ont pour vocation de garder une trace de la possession des biens ou de l’issue d’un conflit. Nous sommes donc tentés de qualifier ces documents de notices. A l’inverse les chartes dont nous disposons présentent souvent un préambule, très rare dans les notices, une suscription, une mention de la date et/ou des signes de souscription. Nous pouvons dresser le tableau suivant à partir de ces critères, en ne prenant en compte que les originaux conservés aux archives départementales :

1081-1120

1120-1150

1150-1236

Charte

4

3

16

Notice

5

6

5

Total

9

9

21

Ce tableau permet de constater que les notices sont plus importantes au début de la période, en particulier entre 1120 et 1150. Le nombre de chartes augmentent vers la fin de la période. Cet accroissement est en partie dû à la progression des chancelleries laïques et de l’importance de l’écrit dans la validation des donations.

Nous avons aussi eu recours aux éditions des actes royaux de Henri Ier, Philippe Ier, Louis VI, et Louis VII qui nous ont permis de reconstituer les réseaux aristocratiques du nord de l’Ile-de-France. Nous avons complété ces informations avec des sources littéraires comme Suger ou Orderic Vital qui évoquent la situation politique de la région et font référence à de nombreuses reprises à des familles proches du prieuré de Saint-Leu.

Notes de bas de page

1  Dominique Iogna-Prat et Michel Sapin, « Les études clunisiennes dans tous les états », Revue Mabillon, t. 66, 1994, pp. 233-258.

2  Philippe Racinet, Crises et renouveaux: les monastères clunisiens à la fin du Moyen Âge, de la Flandre au Berry et comparaisons méridionales, Arras, 1997.

3  Dominique Iogna-Prat et Michel Sapin, art. cit., p. 247.

4  Maîtrise de Catherine Théry sous la direction de Jean-François Lemarignier qui a donné lieu à un article : Catherine Théry, « Saint Leu d'Esserent et l'aristocratie de la fin du XIe à la fin du XIIe siècles », Mémoires de la société historique et archéologique de Senlis, 1977, pp11-30.

5  Caroline Benoît, Les hommes en présence à Saint-Leu d’Esserent au XIIe siècle. Analyse du cartulaire d’un prieuré clunisien., Mémoire de maîtrise Univ. Picardie, Amiens, inédit.

6  Cf l’article de Philippe Racinet, « L'implantation monastique dans la basse vallée de l'Oise au Moyen Âge ».

7  Cf. le détail dans la bibliographie.

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