Les petites cases

L'édition électronique ne se limite pas aux revues et à l'édition !

Pourquoi toujours limiter la discussion sur l'édition électronique en SHS aux seules revues et autres archives ouvertes ? A ma connaissance, une des particularités des SHS est justement que les revues ne représentent qu'un des média pour la communication scientifique. L'écriture de monographie, de manuels, d'outils de recherches (inventaires, dictionnaires, bibliographies...) voire même, soyons fous, d'éditions critiques constituent des types de publications essentiels dans la carrière d'un chercheur. Alors, quand André Gunthert, relayé par Hubert Guillaud, fait un point alarmiste de l'édition électronique française en SHS en ne parlant que des revues, je suis désolé, mais ça a le don de m'énerver.

Que l'édition électronique coûte cher, peut-être même plus cher que le papier, je suis à peu près d'accord, même si une étude très précise devrait être effectuée, prenant en compte les coûts sur dix ans, les problèmes des stocks, les coûts de réassorts, de diffusion, de réédition (surtout dans le cas d'outils de recherche)...

Que l'état ne financera pas totalement ad vitam aeternam en amont le coût des éditions électroniques permettant un accès libre et gratuit aux données de la recherche sur le Web, j'en suis totalement convaincu aussi. D'ailleurs, c'est peut-être bien Bruxelles qui mettra un terme à ce qui constitue aux yeux de certains une concurrence déloyale (j'espère bien que ce jour-là, on sera capable d'affirmer que la mise à disposition des données de la recherche publique relève des missions de service public)

Et, en aparté, que l'histoire du CENS soit un véritable scandale, pour cela aussi, je suis d'accord à 100%.

En revanche, limiter l'édition électronique aux seules revues, dire que l'édition électronique est apparu aux alentours de 1995 aux États-Unis et suggérer qu'au final on aura d'autre choix que de se précipiter dans les bras des éditeurs privés, parce qu'ils proposent de meilleurs services, ce sont des erreurs dommageables pour l'image de l'édition électronique scientifique et j'avoue ma surprise que cela vienne d'André Gunthert, qui fut un des premiers à défendre Revues.org et son modèle.

Tout d'abord, comme je l'ai rappelé en introduction de ce billet, la production scientifique en sciences humaines ne se limite pas aux seules revues. L'écosystème de la communication scientifique est beaucoup plus complexe et je renverrai simplement les lecteurs qui voudraient s'en convaincre à un article que j'ai écrit en 2004 pour le Médiéviste et l'ordinateur et qui s'intitulait « L'édition électronique change tout et rien. Dépassons les promesses de l'édition électronique » (oui, à l'image de Marin dans cette table ronde, j'exhortais déjà mes pairs à ne plus parler des promesses, mais à faire) dans lequel j'essaye d'analyser les différents types de publication et pour chacun les apports de l'édition électronique. A la lecture de cet article, vous pourrez aussi vous rendre compte que l'argument économique n'est que peu de choses par rapport aux formidables potentiels que représente ce nouveau support à commencer par la souplesse éditoriale.

En ce qui concerne l'apparition de l'édition électronique, il est évident que le Web a permis une augmentation sans précédent de cette forme d'édition. Mais, elle est beaucoup plus ancienne. Les première utilisations de l'informatique pour l'étude des textes remontent à 1949 (oui, vous avez bien lu) avec l'établissement par le père Busa, un Italien, de la concordance lemmatisée de l'ensemble de l'œuvre de saint Thomas d'Aquin. Dans ce cas, il ne s'agit pas à proprement parler d'édition électronique, certes. Mais, alors comment qualifier, pour ne citer que deux initiatives, l'Oxford text archive qui vient de fêter ses 30 ans ou le CETEDOC de Louvain qui, dès le milieu des années 80, diffusait sur cédéroms d'énormes bases de données textuelles devenues des instruments incontournables pour les médiévistes. Précisons donc les choses, dans le billet d'André Gunthert, il est question de l'édition électronique sur le Web.

Enfin, à titre de contre-exemple aux propos alarmistes d'André Gunthert sur les possibilités de la recherche publique française pour la mise en ligne de contenu, je citerai quelques exemples caractéristiques : Ego documents électroniques, le travail fait autour de Flaubert par l'université de Rouen, les numérisations d'ouvrages entrepris par la Maison de l'Orient méditerranéen, les bibliothèques virtuelles des humanistes du CESR de Tours, les thèses électroniques de Lyon 2, les réalisations du Centre de recherche en histoire des sciences et des techniques ou le travail effectué par la cellule Mathdoc.

A titre personnel, je citerai le travail engagé à l'École des chartes (désolé pour la séance d'auto-congratulation) avec la collection ELEC (Éditions en ligne de l'École des chartes) qui comprend 14 sites Web : bases de données, dictionnaire biographique, manuel, acte de colloques, monographie, édition critiques de sources et projet de numérisation et le manuel THELEME propose huit bibliographies et à peu près 60 documents historiques commentés, annotés. Dans la plupart des cas, un prestataire privé n'aurait jamais atteint le niveau d'exigence scientifique et technique qui ont été les nôtres pour la réalisation de ces projets. Ne noircissons pas le tableau plus que nécessaire, il existe tout de même des compétences et de beaux projets dans la recherche publique française.

Oui, mais voilà, et sur ce point, je rejoins à nouveau André Gunthert, l'édition électronique demande des investissements, des compétences qui n'étaient peut-être pas nécessaire pour le support papier. Il fait allusion à PHP, mais j'irai beaucoup plus loin en citant XML, TEI, XSLT ou encore RDF, bref toutes les technologies du Web. En fait, le problème se situe précisément là. Si on arrêtait d'assimiler les développements exigés par l'édition électronique à de la simple technique et qu'enfin, on reconnaisse qu'il s'agit d'ingénierie et de recherche, appliquée, certes, mais de la recherche quand même, alors, peut-être, pourrions-nous réussir à faire comprendre à nos chères tutelles l'importance de l'investissement ? Nos collègues étrangers l'ont bien compris, puisqu'ils parlent de digital humanities, c'est précisément leur but : mener ce type de recherche au service des sciences humaines.

Digital humanities Édition électronique Histoire Râleries — 

Commentaires

Cher collègue, merci pour ce billet auquel j'adhère en bien des points. Etant moi même sujet aux énervements les plus divers, je suis plein de compréhension pour l'expression de ceux des autres, mais permettez-moi tout de même de vous dire que vous me faites un mauvais procès. Mes remarques s'appuyaient sur le compte rendu d'une table ronde organisée à l'occasion du Salon de la revue, consacrée explicitement aux revues SHS... Faire penser que ma reflexion se limite à cet horizon est un peu fort de café, quand le billet que vous commentez est publié sur mon blog, un outil que j'estime passionnant mais que je n'aurais pas la faiblesse de qualifier de revue SHS ni de publication scientifique. Et je ne vous dis rien de mes projets de collection d'ouvrages électroniques - rendez-vous l'année prochaine! Mais la question des revues, vous le savez bien, est un enjeu stratégique de l'exercice scientifique. Après les zig-zags récents des politiques publiques en la matière, il n'était vraiment pas inutile de faire le point. Votre approche élargit le questionnement de façon bienvenue. Soyez persuadé que j'entends bien poursuivre moi aussi la discussion sous tous ses angles, dès que l'occasion se présentera!
Bonjour, Je découvre grâce à ce billet l'existence de nombreuses ressources remarquables sur Internet, notamment la mise en ligne des thèses de Lyon
Une fausse manœuvre m'a fait publier mon commentaire avant qu'il ne soit terminé, veuillez m'en excuser. Je voulais dire que ces thèses de Lyon 2 sont hélas publiées sans illustrations, un problème sur lequel André Gunthert ne cesse de revenir, à raison. A quoi rime une histoire de l'art sans images ? Un des enjeux de la publication électronique sur Internet, au moins dans le domaine de l'histoire de l'art, se situe bien là : il faudra trouver un moyen de publier, pour un coût raisonnable, les photos des œuvres dont on parle.
Cher Gauthier, Je milite depuis longtemps (1997 ! ouffff 9 ans!) tu le sais pour faire reconnaitre les métiers de l'IST orientés web aux yeux des chercheurs et des politiques en SHS. Ces métiers doivents être au coeur des processus de recherche : c-a-d qu'ils commencent en même temps que les projets de recherche et doivent assurer la plupart du temps la gestion des données bien après la fin du programme, après le colloque final. Je suis heureux de ce billet et je pense que nous arriverons prochainement à faire reconnaitre les métier IT dans le milieu des SHS (et cela pas de façon globale). Pour être concret : il faut un Data Center pour les SHS en France ! Pour ma part, je tente de convaincre le département SHS du CNRS d'en créer un... Stéphane
André Gunthert > Mon but était de replacer votre propos dans lequel, il me semble, vous généralisez la situation à partir de l'exemple des revues. En particulier, je suis convaincu que nous n'avons pas à rougir de nos réalisations à l'image de celles que j'ai cité, et j'en ai oublié beaucoup, qui valent largement les réalisations du privé.
Didier Rykner > Je ne suis pas très au fait des problèmes en l'histoire de l'art, mais je suis globalement d'accord avec vous. Un des moyens serait de mettre au point des partenariats réels entre le ministère de la Culture et le ministère de la Recherche. Je sais bien que c'est plus facile à dire qu'à faire, mais il me paraît indispensable qu'un véritable dialogue institutionnalisé puisse s'instaurer.
Stéphane > Merci pour ton soutien ;-) (J'espère que tu ne m'en voudras pas d'avoir oublié tes réalisations, je les ai ajoutées). Tu as l'air plus confiant que moi en l'avenir, tant mieux, je souhaite réellement cette reconnaissance. Quant à l'idée d'un data center, ça paraît une idée à creuser et à préciser, mais qui poserait d'énormes problèmes institutionnels quand on voit les débats autour de HAL...
Bonjour, Merci Gauthier ! Nous reparlerons j'espère d'un data center un jour prochain. L'un des problèmes majeurs, avec les données numériques, c'est qu'en SHS les structures et les ressources serveurs (espaces disques surtout) ne sont pas adaptés pour les documents visuels (images) et vidéos. Evidement il y a le CINES, le CC de l'IN2P3, les centres serveurs des universités mais il reste difficile d'héberger des bases de données scientifique de plusieurs Go. Certains chercheurs étant tentés de mettre des petits serveurs Dell partout (imagine la pérennisation des données!). En effet, un collègue du collège de france a du mal à trouver un serveur pour une base d'estampes japonnaises ayant 1 Go d'image... alors quand j'arrive avec 5 Go de données pour les Archives de l'Anthropologie Criminelle (www.criminocorpus.cnrs.fr)... ça coince toujours ;-)... Je suis d'accord avec toi (ton billet), la question des revues est un projet majeur mais la demande des chercheurs de créer et de conserver des base de données visuelles (archives photos, gravures, vidéo, etc.) est également une réalité... Stéphane
Il faut lire attentivement le billet « d'humeur » que nous livre Gautier Poupeau. C'est un rappel à l'ordre méthodologique en même temps qu'une bouffée d'air frais qui arrive à temps ; actuellement, on assiste, dans les SHS en France, à une situation où chacun à partir de son point de vue personnel et forcément restreint tire des conclusions générales et forcément universelles. G.P. ,pour rester dans le langage photographique passe de la macro au grand angle : en utilisant cette technique, il élargit la discussion à l'ensemble du champs et dépasse les frontières pour appuyer ses propos avec des exemples étrangers. Je suis profondément troublé par « l'amnésie » récurrente des spécialistes qui tous les matins redéfinissent ce qu'est l'édition électronique en oubliant ce qui a été pensé, écrit, discuté, réalisé et diffusé depuis plus de dix ans et qui est visible sur la Toile. G.P. esquisse pour appuyer ses propos une bibliographie qui prouve que l'édition électronique en SHS a déjà de beaux résultats derrière elle.Tout n'est pas à inventer, mais à compléter, fortifier, développer. Il faut prêter attention à une remarque de Gautier qui est ignorée à peu près complétement dans les cercles français mais qui semble bien devenir la nouvelle frontière en matière de documents scientifiques électroniques : la mise à disposition de corpus électroniques qui va transformer rapidement le travail et la démarche des chercheurs, et qui est le garnd enjeu de la communication scientifique ouverte. Un autre point relevé par Gautier est primordial : la plupart des réalisations en matière d'édition électronique sont le résultat d'initiatives universitaires publiques. Il faut arréter de reprendre docilement l'antienne des éditeurs privés qui ressassent que les chercheurs ne comprennent rien à l'édition en général et l'édition électronique en particulier. C'est par la réalisation de projets scientifiques publics menés à bien dans le respect des normes qui existent au niveau mondial, (cf le papier de Gautier sur le consortium TEI), que nous prouverons la richesse et l'expertises publiques de l'édition scientifique en SHS. PS : une précision pour Didier Rykner : si certaines thèses d'histoire de l'art (et non pas LES thèses) diffusées sur le site de Lyon 2 sont sans illustrations, cela tient à des raisons juridiques et non pas techniques ou économiques. Gardons nous, là encore, de toute généralisation abusive.
jpe > "si certaines thèses d'histoire de l'art (et non pas LES thèses) diffusées sur le site de Lyon 2 sont sans illustrations, cela tient à des raisons juridiques et non pas techniques ou économiques". Tout à fait d'accord, il s'agit d'un problème juridique (d'ailleurs loin d'être clair) : a-t-on des droits sur l'image d'une oeuvre tombée dans le domaine public, même si cette oeuvre nous appartient ? A-t-on le droit, lorsqu'on est un musée, ou un établissement public, d'en interdire la photographie ? Ce problème juridique se double d'un problème économique : A quel prix fait-on payer l'usage, scientifique ou non, de ces images, à supposer qu'on ait des droits dessus ? Je n'ai jamais dit que le problème était technique.