Depuis le balcon de notre hôtel de Delphes, un panorama superbe sur les montagnes et la mer s'offrent à nos yeux. Le temple d'Apollon et le Tholos du sanctuaire d'Athéna sont derrière nous, on l'imagine sans peine. Le lieu est propice à la réflexion.
Les Grecs considèrent ce lieu comme le nombril de la Terre, il y a de quoi. Plus que n'importe où ailleurs, je ressens ici le poids de l'Histoire, j'ai l'impression d'être là où tout a commencé, le berceau de notre civilisation. Il est difficile de décrire l'émotion qui m'envahit lorsque je lève le regard pour voir ces montagnes qui m'entourent. Le patrimoine, l'héritage que l'histoire et les hommes ont laissé sont à portée de la main.
La nuit tombe peu à peu et les lumières s'allument au loin dans la baie. Alors, vient le profond sentiment du devoir qu'ils nous échoient : conserver bien-sûr, comprendre évidemment mais surtout transmettre.
Que serait une civilisation sans repère, sans histoire, sans mémoire ? Formerions-nous toujours une civilisation ? Est-ce donc cela notre rôle ? Permettre à notre génération et aux générations futures de garder la mémoire de notre histoire ; la conservation doit faire en sorte de transmettre au mieux tous les supports de la mémoire quels qu'ils soient ; la recherche, utilisant ces traces, permet de toujours mieux comprendre pour mieux transmettre.
Du haut de nos connaissances, de nos chaires, de nos institutions, de nos statuts divers ou de nos titres, nous avons parfois tendance à oublier voire à renoncer de comprendre la raison d'être de nos disciplines. Elle prend ici à Delphes tout son sens, nous sommes des passeurs, des intermédiaires. Grâce à notre travail, nous gardons la mémoire de l'utilité de ce lieu : le culte rendu à Apollon et les croyances anciennes aux prophéties de la Pythie. Il en va de même pour n'importe quel autre sujet que ce soit des chartes médiévales, des hiéroglyphes, une gravure religieuse ou même le Web...
A titre personnel, il est possible comme l'affirme Paul Veyne que le chercheur historien fasse ce métier par plaisir et intérêt1, mais il me semble dangereux pour la place des sciences humaines et du patrimoine dans la société de le limiter à cela. Comme Marc Bloch, je préfère y voir un « combat »2 pour conserver une mémoire, socle de nos civilisations. Point de repère, mais en aucun cas point ultime, l'histoire et le patrimoine au sens large font partie intrinsèque de l'évolution d'une société et de sa bonne marche. Voilà, à quoi, selon moi, nous œuvrons tous les jours à nos différents niveaux.
Alors que la nuit est tombée sur ces montagnes millénaires, que la lune fait son apparition, il est temps de mettre un terme à cette réflexion. Provisoire, car d'autres questions pointent, en particulier, sur les moyens de la transmission ou les méthodes pour mieux comprendre notre passé, mais le voyage n'est pas fini et les lieux magiques vont poindre à nouveau le bout de leur nez.
P.S. : Ce texte a été écrit le 27 septembre 2006 à l'hôtel Stadion de Delphes. Il est le résultat d'une émotion ressentie et de divers réflexions. Je ne prétends rien et sûrement pas détenir la réponse, mais il est plutôt un avis personnel rapide, une petite pierre à une réflexion qui pourrait être commune. Les commentaires sont ouverts !
Quelques notes en passant
1 Paul Veyne, Comment on écrit l'histoire. Essai d'épistémologie, éd. du Seuil, Paris.
2 Marc Bloch, Apologie pour l'histoire ou le métier d'historien, éd. Armand Colin, Paris.
Commentaires
Deux petites remarques à ce billet auquel j'adhère tant globalement que largement.
Je souhaiterais revenir sur les évocations que tu fais de Bloch et Veyne. Je ferai tout d'abord amende honorable en confessant que ma connaissance des écrits sur le métier d'historien de Bloch sont de seconde main, mis à part quelques extraits (mea culpa, mea maxima culpa).
Comme tu l'énonces, ils ne se situent pas précisément sur le même plan. Sans revenir sur les contextes très différents de rédaction de leurs oeuvres, j'insisterai sur le fait que leurs épistémologies ne se situent pas tout à fait, me semble-t-il, sur le même plan. Les titres en témoigne. L'un est militant au niveau même du politique, et s'intéresse au rôle social de l'historien. L'autre est fruit de discussions sur le premier et questionne des aspects plus littéraires du métier. L'ogre et l'écrivant. Les positions que tu présentent ne s'excluent pas. L'engagement peut être le moteur de l'intérêt et le goût pour l'histoire dont parle Veyne. On connaît par ailleurs le danger ou l'absurdité de certains excès d'engagement dans la recherche historique.
L'histoire doit rester dans notre civilisation, un pan de la recherche fondamentale en sciences (humaines, en l'occurrence) ; l'histoire est à ce niveau une écriture qui vise à produire une connaissance. Ce qu'on en fait, comment on l'intègre à notre mémoire est un problème politique. Je ne crois pas qu'on conserve la mémoire. Je pense qu'elle se crée dans une tension entre les aspirations d'une société, les enjeux d'idéologies, et la connaissance issue de la recherche. Bloch milite pour un certain positionnement de l'historien dans cette tension politique. On peut par ailleurs ne pas être d'accord avec lui comme avec Veyne, qui donne des éléments pour mieux comprendre la nature de la connaissance historique, explicitant ainsi la nature d'une démarche scientifique spécifique (enfin, il n'est pas toujours très clair, mais moi non plus, donc...).
Ah, et j'allais oublier : les questions pointent ou poignent ?
Baba > Effectivement, j'ai fait une erreur de vocabulaire ;-) et merci pour la précion sur la notion de mémoire, elle est fondamentale !!
Zid > Je sais bien que la mission de transmission n'est jamais simple et que le désespoir guette, je comprends aussi ton coup de colère (j'avoue avoir pesté en Grèce et Manue, dans la situation qu'elle raconte dans son commentaire, m'a calmé). Mais, il ne faut jamais l'oublier et je suis content de voir que ce billet t'a donné une nouvelle motivation, je suis pressé de voir le résultat :-)