Les petites cases

C- L’évolution du rôle du prieuré dans le système féodal

1- Le prieuré de Saint-Leu au début du XIIIe siècle entre l’influence de Cluny et l’influence royale

a- L’intrusion de Cluny dans les affaires du prieuré à partir de 1150

La documentation a gardé le souvenir de deux lettres émanant de Hugues et de Pierre, abbés de Cluny concernant le prieuré de Saint-Leu1. Ces deux lettres ont pour but le règlement de conflits le concernant. Elles marquent l’intrusion de l’abbaye-mère dans les affaires du prieuré. Mais, surtout, elle montre le rôle de relais que joue le prieuré de Saint-Martin-des-Champs au nord de la France, même si Saint-Leu dépend normalement directement de Cluny, à la différence de tous les autres établissements de cette région.

La première émane de Pierre le Vénérable. Il n’est pas étonnant de voir cet abbé intervenir sur ses maisons. En effet, il est le premier à mettre en place et à organiser l’ordre de Cluny et les chapitres généraux. Ce qui est plus original est le rôle qu’il fait jouer au prieuré de Saint-Martin-des-Champs. Saint-Leu relève directement de Cluny depuis l’acte de fondation de 1081. Pourtant, Pierre préfère s’appuyer sur ce prieuré pour faire observer le règlement entre les moines de Saint-Leu et Gui, le bouteiller de Senlis qui a été fait par l’archevêque de Lyon en présence de l’archevêque de Reims, Sanson, et l’évêque de Senlis, Thibaut. Cette lettre rend compte de l’importance grandissante du prieuré de Saint-Martin-des-Champs dans la mise en place de l’ordre de Cluny et son administration en Ile-de-France et aux alentours. La lettre est, d’ailleurs adressée au prieur de Saint-Martin-des-Champs et de Saint-Nicolas d’Acy, prieuré dépendant de Saint-Martin-des-Champs : « Venerandis et dilectis nostris Vuillelmo priori Sancti Martini de Campis et Gauterio, priori Sancti Nicolai Silvanectensis, frater Petrus, humilis Cluniacensis abbas salutem »2.

De la même façon quelques années plus tard, Hugues, abbé de Cluny demande au prieur de Saint-Martin-des-Champs de régler un conflit opposant les moines de Saint-Leu et de Saint-Nicolas-d’Acy. Cette lettre va plus loin que la précédente puisqu’elle laisse l’arbitrage du conflit au sous-prieur et au chambrier de Saint-Martin, accompagnés des prieurs de Crépy-en-Valois et Nanteuil-le-Haudouin : « quoniam fratres nostri sunt, mandamus vobis ut die denominato suppriorem et camerarium vestrum adesse faciatis, ut cum fratribus nostris prioribus Chrispei et Nantholii, hanc altercationem justa dirimatur sententia »3. Dans ce cas, Hugues insiste d’abord sur le fait que Saint-Nicolas et Saint-Leu font tous les deux parties de l’ecclesia cluniacensis et laisse par conséquent le champ libre à Saint-Martin-des-Champs. L’intervention de ce prieuré peut être aussi due au fait que Saint-Nicolas-d’Acy dépend de Saint-Martin-des-Champs. Mais, il faut y voir aussi une volonté de la part de l’abbé de Cluny d’organiser l’ordre pour une meilleure gestion du domaine. De plus, il semble qu’Hugues ait appris l’existence de ce conflit, alors qu’il était en visite à Saint-Leu : « Cum essemus Ascerento » et il faut noter que la lettre est faite à Saint-Nicolas : « Actum apud Sanctum Nicolaum », l’abbé de Cluny faisait donc une visite d’inspection des prieurés dépendants de Cluny.

Cette impression est renforcée par la présence de Raoul, abbé de Cluny au moment de la mise en place de la protection du prieuré par Raoul de Clermont. Cet acte4 émane d’ailleurs de lui sur les conseils de Renaud de Haute-Pierre, prieur de Saint-Leu. Il montre encore la perte de l’indépendance dont jouissait jusqu’alors le prieuré de Saint-Leu. En effet, à aucun moment dans la première moitié du XIIe siècle, les moines ont eu recours à l’abbaye-mère, ni même cette dernière n’était intervenue dans les affaires du prieuré. Les moines sont alors intégrés dans l’ordre de Cluny naissant sous la domination et la tutelle du prieuré de Saint-Martin-des-Champs, même s’ils sont censés être rattachés directement à Cluny. Or, cette position fait de Saint-Leu un prieuré comme les autres. Raoul de Clermont doit passer par l’abbé de Cluny pour s’implanter dans la région du prieuré et utiliser Saint-Leu comme relais de son autorité sur le Beauvaisis. Il est, d’ailleurs, le dernier à le faire. Cette perte d’indépendance par rapport à l’abbaye-mère a certainement fait perdre une partie de son attrait pour les seigneurs locaux qui hésitaient avant de faire appel à Cluny, véritable état dans l’église. Il faut, d’ailleurs, noter que la tâche est facilitée pour les Clermont, puisqu’ils sont des proches de Cluny, un des frères de Raoul, Hugues deviendra abbé de Cluny.

b- Saint-Leu et la « galaxie capétienne »

En plus de l’influence grandissante de l’ordre de Cluny, le prieuré de Saint-Leu est confronté au recentrage du domaine royal et à l’influence de la famille capétienne dans tout le bassin parisien. Ainsi, les deux familles protectrices, les Dammartin et les Clermont, et leurs domaines entrent, grâce à des mariages, dans le giron capétien. Pour les Clermont, le mariage entre Catherine de Blois, fille de Raoul de Clermont et Louis de Blois, fils de Thibault IV le bon et d’Alix de France signe la fin de l’influence des Clermont sur le Beauvaisis. En effet, ce mariage marque la réussite de cette famille pour se hisser jusqu’au plus haute sphère du royaume, mais aussi la fin du quadrillage du Beauvaisis mis en place par Renaud II et Raoul de Clermont. Les Clermont se recentre alors sur le sud du bassin parisien.

Du côté des Dammartin, la volonté de Renaud de recentrer ces possessions vers la Normandie avec Lillebonne et le nord de la France avec Boulogne a pour but de rapprocher les possessions françaises et anglaises des Dammartin, mais surtout de former une principauté au nord du domaine royal capable de rivaliser avec le roi de France. Dans cette perspective, le prieuré de Saint-Leu est trop proche du domaine royal pour pouvoir jouer un quelconque rôle stratégique. La défaite de Renaud à Bouvines met fin à ses rêves de grandeur et permet au roi de récupérer les possessions des Dammartin et de prendre définitivement pied au nord du domaine royal. Les autres seigneurs locaux n’ont alors d’autres choix que de se soumettre à l’autorité du roi de France. Dans ces conditions, le prieuré de Saint-Leu intègre de la même façon que les autres seigneurs du Beauvaisis l’influence capétienne. Ils sauront d’ailleurs s’en servir au cours du XIIIe et du XIVe siècle, comme le montre les règlements du parlement de Paris les concernant. Cet état de fait est renforcé par le mariage entre Mathilde, fille de Renaud et Philippe dit Hurepel, fils illégitime de Louis VII. Ce dernier devient comte de Boulogne et de Dammartin et amène à la famille capétienne les possessions d’une des familles les plus turbulentes d’Ile-de-France. A la mort de Philippe, Mathilde de Boulogne se marie avec Alphonse du Portugal. Ce mariage ne marque pas la fin des Dammartin mais celle de l’implantation francilienne de cette famille et donc son intérêt pour le prieuré de Saint-Leu.

2- Les conséquences pour le prieuré au XIIIe siècle

A la fin du XIIe siècle et au début du XIIIe siècle, le prieuré de Saint-Leu a fini son expansion géographique. L’organisation du prieuré est terminée. Il est bien implanté dans sa région. Les travaux de l’église se poursuivent, alors que l’enclos prioral, tel qu’il est encore aujourd’hui commence à se construire. Mais, ils doivent affronter la concurrence des autres établissements ecclésiastiques de la région, en particulier l’abbaye de Chaâlis et de Royaumont. De plus, comme nous l’avons vu, l’influence grandissante du roi de France au nord de l’Ile-de-France et la mise en place de l’ordre de Cluny lui a fait perdre l’intérêt qu’il pouvait représenter pour les seigneurs locaux dans la perspective d’une domination du Beauvaisis.

Le prieuré a alors atteint un équilibre qu’il doit maintenant maintenir. Il doit en particulier faire face à de nombreux conflits au cours du XIIIe siècle qu’il n’hésite pas à régler devant le parlement de Paris5. Entre 1200 et 1236, les moines doivent faire face à 7 conflits. La perte de la protection d’une grande famille a certainement fragilisée la communauté et les aristocrates hésitent moins pour déclencher un conflit contre le prieuré. Pour autant, il ne faut pas dramatiser la situation. Le prieuré garde son influence spirituelle, en particulier son rôle d’intercesseur auprès de Dieu et de gardien de la mémoire des morts par l’intermédiaire de leurs prières. De plus, malgré l’installation de nouveaux établissements ecclésiastiques, il ne doit pas affronter la concurrence des ordres mendiants, puisqu’il est implanté dans un milieu rural.

L’organisation mise en place au cours du XIIe siècle fait du prieuré de Saint-Leu un des plus importants prieurés de l’ordre de Cluny dans la province de France. Les visiteurs du chapitre font état d’une trentaine de moines au début du XIVe siècle6. Il a réussi son implantation dans la région et à trouver sa place au sein de la société du sud du Beauvaisis. Profitant du renom des Dammartin à ses débuts puis des Clermont dans la deuxième partie du XIIe siècle, le prieuré a mis en place ses possessions et assuré sa pérennité économique et sociale. Ainsi, les premières dettes du prieuré n’apparaissent dans les comptes-rendus de visite qu’en 13187. Le prieuré de Saint-Leu affronte donc la crise au même moment que les autres prieurés clunisiens. Il ne faut donc pas y voir un problème touchant spécifiquement Saint-Leu mais bien tout l’ordre. Malgré tout, le prieuré de Saint-Leu ne revivra pas une période de grandeur, comme elle l’a vécu au cours du XIIe siècle, dont le gigantisme de l’église priorale est encore aujourd’hui le témoin privilégié.

Notes de bas de page

1 Müller n°69 et n°75.

2 Müller, n°69.

3 Müller, n°75.

4 Müller, n°80 ; Cf supra la partie consacrée aux Clermont, en particulier celle intitulée « l’avouerie sans le nom ».

5 Boutaric, Actes du parlement de Paris, n°52 : en 1255, arrêt pour le prieur de Saint-Leu-d’Esserent, portant qu’il a le droit d’exiger des hommes dudit lieu deux mines d’avoine, par exemple.

6 Philippe Racinet, Crises et renouveaux: les monastères clunisiens à la fin du Moyen Âge, de la Flandre au Berry et comparaisons méridionales, p. 489.

7 Philippe Racinet, op. cit., p. 495.

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