Les petites cases

C- Les difficultés de la mise en place

Les dispositions prises par Hugues de Dammartin permettent la fondation et la pérennisation du prieuré, mais déclenchent des conflits que les moines doivent régler. En effet, la propriété de la terre est remise en cause à plusieurs reprises et les moines doivent faire face à ces problèmes pour réussir à conserver les terres en jeu. Patrick Geary1 y voit la confrontation de groupes sociaux aux intérêts différents. Or, dans une France féodale où les tribunaux carolingiens ont disparu, comment les résoudre ? Il ne faut pas appréhender les règlements de conflits des XIe-XIIe siècles d’un point de vue juridique, comme ont pu le faire les historiens qui ont décrit l’ « anarchie féodale » mais d’un point de vue social et culturel, comme se propose de le faire Patrick Geary. Nous nous efforcerons donc de suivre ce modèle pour comprendre les mécanismes de déclenchement et de règlement des conflits.

1- Les différents acteurs des conflits

a- Les petits aristocrates

Il est important de définir ce groupe social et de justifier la dénomination choisie. Par petits aristocrates, il faut entendre une part importante des donateurs du prieuré qui vivent dans un rayon de 20km autour de l’établissement, vassaux de seigneurs plus puissants, souvent les Dammartin puis les Clermont, et qui ne sont présents dans la documentation d’aucun autre établissement ecclésiastique. Ils possèdent peu de terres, quelques taxes et ne disposent que peu de serfs. Ils se reposent, le plus souvent, sur leur entourage familial pour prendre en main le terroir, comme nous le verrons dans les conflits. Nous avons appliqué plusieurs critères pour définir ce groupe. Les petits aristocrates ne sont présents dans aucune autre documentation d’un établissement monastique. Ils doivent habiter dans un rayon de 10 km autour du prieuré. Ils portent souvent le titre de miles, même si ce critère est difficile à prendre en compte vu la difficulté de donner une définition au mot miles.

La famille la plus représentative de cette classe sociale dans l’entourage du prieuré est la famille de Breuil. Petit terroir à 1km du prieuré, Breuil appartient à une famille vassale des Dammartin. Dans tous les actes qui les concernent, ils sont facilement identifiables par le cognomen « de Breuil ». Il s’agit d’une famille importante dans les environs d’Hescerent et ils sont devenus des proches du prieuré. Les familles des petits aristocrates présentent certaines caractéristiques des grandes familles seigneuriales. Ainsi, nous pouvons identifier un programme anthroponymique dans cette famille. Sur l’ensemble du XIIe siècle, trois Foulques de Breuil sont identifiés. Cette caractéristique montre l’attachement particulier qu’avaient les familles seigneuriales, même petites, à assurer le maintien d’une tradition familiale et à travers cela leur autorité seigneuriale sur leurs terres.

L’attachement à leurs terres, peu nombreuses, est évidemment plus importante que pour les autres aristocrates, puisqu’elle assure le maintien de la seigneurie et donc le prestige familial. Les donations qu’ils font sont en général assez limitées et concernent souvent une terre aux abords de celles du prieuré. Par conséquent, il n’est pas rare de voir un membre de la famille du donateur contester la donation, car il se sent spolié d’une partie de la terre qu’il aurait pu récupérer au moment de la mort du donateur.

Dans la période de genèse du prieuré, la documentation a gardé le souvenir de deux conflits entre les moines et des petits aristocrates. Ces deux conflits sont difficiles à dater, les personnes impliquées difficiles à resituer dans le temps. Une seule certitude demeure, elles datent du début du XIIe siècle, au moment où les moines s’installent sur le terroir et essayent de s’imposer face à ces nombreux petits seigneurs locaux. Ces deux actes2 mettent en jeu des membres ou des proches de la famille de Breuil.

Dans le premier cas, le conflit est détaillé dans une notice de cartulaire. Elle narre tout d’abord la donation et ses circonstances. Il semble d’ailleurs que cette donation ait été faite à la suite d’un premier conflit qui n’est pas rapporté, car les moines donnent 40 sous et un cheval au donateur, signe d’un compromis entre les deux parties. Puis la terre donnée est réclamée à trois reprises par différentes personnes de la famille : le beau-frère du donateur, le frère cadet du donateur et la nièce du donateur, fille du premier réclamant. Ainsi, il s’agit de la famille proche du donateur qui remet en cause la donation à quelques années d’intervalle. Ils font cette réclamation directement auprès des moines du prieuré.

Dans le second cas, un peu plus tardif, après une donation, la petite-fille de la donatrice réclame la terre, alors que sa mère avait confirmé la donation. Il s’agit du même schéma que l’acte précédent. Un membre de la famille qui n’a pas assisté à la confirmation se sent spolié de cette terre donnée à l’établissement ecclésiastique et remet en cause cette donation. Cette action lui permet aussi de réaffirmer sa place à l’intérieur de sa propre famille et son droit sur les terres.

Enfin, il faut voir dans ces conflits l’envie des petits aristocrates de se rapprocher de l’établissement ecclésiastique. Par leurs donations et encore plus par ces conflits, ils établissent entre leurs familles et le prieuré un lien qui se prolonge dans le temps par d’autres donations ou des témoignages en faveur des moines. Ce phénomène a été décrit par Barbara Rosenwein3. Pour elle, ce lien met en place un sentiment de proximité4 entre le prieuré et les aristocrates. Or, ce lien est indispensable aux petits aristocrates locaux, dont la légitimité à s’imposer sur le terroir ne tient qu’à quelques terres. L’appui des moines et leur amitié renforce leur position face aux autres petits aristocrates. La famille de Breuil est très représentative de ce lien.

b- Les aristocrates

La puissance seigneuriale s’exprime de plusieurs façons : les petits aristocrates défendent une assise territoriale étroite, les ordres monastiques leur survie et l’influence spirituelle, et les aristocrates leur puissance seigneuriale. A la différence des petits aristocrates, les motivations ne sont pas familiales dans les conflits qui opposent les aristocrates aux moines de Saint-Leu, mais la puissance seigneuriale qui est remis en cause. Le conflit leur permet de réaffirmer leur pouvoir perdu et bafoué par la perte supposée d’une de leur terre. L’ordre social est perturbé et le conflit permet sa remise en place. La possession d’une terre par deux seigneurs, ici des moines et des laïcs, remet en question les hiérarchies et les liens sociaux existants, qui doivent être réaffirmés ou rompus. La situation est alors plus tendue qu’avec les petits aristocrates ou les autres ordres monastiques, puisque moines et aristocrates représentent les deux forces de la société féodale. Or, elles n’ont pas les mêmes impératifs et les mêmes objectifs. Les aristocrates assurent par la propriété de la terre leur puissance seigneuriale ; au contraire les moines, même s’ils sont seigneurs, assurent leur survie et leur puissance spirituelle sur leur terroir. Les aristocrates encadrent les hommes par la coercition, tandis que les moines encadrent aussi les hommes par la force de la religion. Il n’est donc pas étonnant que les conflits opposant moines et laïcs puissants soient les plus violents, d’autant plus qu’ils jouent sur le même terrain.

Le conflit le plus important au moment de la mise en place du prieuré et opposant les moines à un laïc puissant concerne le fief de Guy de la Roche5. Ce fief avait été donné aux moines par Hugues dans l’acte de fondation6 : « feodum quoque Vuidonis de Rupe, et feodum Rogerii de Nantolio ». Dix ans plus tard, Guy de la Roche et sa famille réclament ce fief. La famille de la Roche est une puissante famille du Vexin. Guy est le constructeur du château de la Roche-Guyon7 à une centaine de kilomètres de Saint-Leu d’Esserent. Il fait partie de l’entourage royal. Il ne réclame pas directement ce fief, mais son frère, Richard, envoie un de ses hommes pour porter réclamation. Ce dernier n’est pas nommé dans la charte, il n’est donné que quelques indications : « miles nepos Gisleberti de Marlo, qui vulgo vocabatur Compains, ex parte Ricardi, fratris Widonis de Rupe »8. La distance séparant La Roche-Guyon de Hescerent peut expliquer le fait que Richard de la Roche fait envoyer un de ses hommes pour porter réclamation. D’autre part, cette attitude montre qu’il cherche certainement aussi à démontrer la puissance de la famille et son assise territoriale aux alentours du prieuré. Ils montrent ainsi au prieuré qu’ils ont des hommes dévoués prêts à se déplacer en cas de problème et à attaquer les possessions des moines.

c- Les ordres monastiques

Les conflits avec le prieuré ne concernent pas que les laïcs. En tant que seigneur, les ecclésiastiques possèdent de nombreuses terres et au même titre que les seigneurs laïcs revendiquent les droits sur leur possession. Ils n’interviennent pas en tant que puissance religieuse mais en tant que propriétaire terrien. Les motivations sont évidemment différentes de celles seigneurs laïcs. Les ecclésiastiques ne cherchent pas à imposer leur puissance temporelle sur le terroir de la même façon que les petits aristocrates. Les terres qu’ils possèdent comportent deux enjeux pour eux. D’une part, la possession des terres assure à la communauté religieuse le ravitaillement en vivres nécessaire à la bonne marche de l’établissement soit en nature, soit en argent par la vente de leur production ou à travers les taxes qu’ils perçoivent sur ces terres. D’autre part, la possession d’une terre permet aux religieux d’avoir une assise dans un terroir. Cette assise se traduit, le plus souvent, par une présence religieuse de la communauté sur le terroir qu’il possède. Il n’est donc pas étonnant de voir des ordres monastiques en conflit avec le prieuré de Saint-Leu pour le contrôle d’une terre qu’ils possèdent tous les deux.

Ainsi, l’acte de fondation d’Hugues et les donations qu’il a faites aux moines de Cluny déclenchent un conflit entre les moines de Saint-Leu et les moines de Vézelay9. D’après cet acte, Hugues avait donné aux moines de Vézelay10 un cens, une vigne et une chapelle dans le bois Saint-Michel, petit bois au nord d’Hescerent, avant qu’il ne fasse sa donation aux moines de Cluny. Les moines de Vézelay réclament donc la propriété de cette donation antérieure. Comme les moines de Vézelay apprennent la donation d’Hugues, ils se dirigent vers le prieuré de Saint-Leu pour régler le conflit sur les terres que les deux communautés possèdent de droit puisque c’est le même seigneur, Hugues, qui les a données.

2- Déroulement du conflit

Dans son ouvrage Paix et communautés autour de l’abbaye de Cluny, Xe-XVe siècle, Didier Méhu présente ainsi les règlements de conflits rapportés dans les chartes : « Les chartes, seules sources sur lesquelles on peut s’appuyer pour tenter de saisir les ‘applications concrètes’ des normes sont rédigées par les moines. Elles codifient les règlements de conflits plus qu’elles n’en dressent un rapport ‘objectif’ »11. Evidemment, cette constatation vaut aussi pour la documentation de Saint-Leu. Il est tout de même intéressant d’étudier le déroulement des conflits, car bien que codifié, il nous apprend beaucoup sur la place que les moines s’assignent dans la société et surtout sur le type de rapport qu’ils veulent entretenir avec les autres membres de la société en particulier les plus influents : petits aristocrates, aristocrates et ordres monastiques.

a- La réclamation

Un conflit commence toujours par une réclamation. Les chartes de Saint-Leu emploient toujours le même mot : calumpnia. Ce mot vient du mot latin classique calumnia qui signifie accusation injuste. Niermeyer lui donne entre autres significations celle de fausse réclamation12. Cette étymologie nous renseigne sur le sentiment des moines vis à vis de ces réclamations. Ils se trouvent dans leur bon droit et le font savoir dans la notice qui découle du conflit. L’utilisation de ce mot renvoie à la remarque de Didier Méhu vue précédemment. Celui qui lance le conflit se présente aux moines pour réclamer le bien en jeu. Les petits aristocrates se présentent en personne, ils font souvent partie de la famille des donateurs initiaux. En revanche, Richard de la Roche fait envoyer le dénommé Compains, neveu de Gislebert de Mello13. Cette attitude peut montrer la différence de statuts entre les deux réclamants, mais s’explique aussi par la distance séparant la Roche-Guyon de Saint-Leu d’Esserent.

La réclamation crée le conflit en lui-même mais déclenche aussi la rupture dans la société. A partir de ce moment-là, le conflit doit être réglé pour que la société retrouve son ordre naturel. Cette réclamation n’a pas lieu dans l’acte qui met en jeu les moines de Vézelay14. Cette rupture n’existe donc pas quand les deux partis mettent en jeu des ecclésiastiques. Leur vision commune de la société leur permet d’éviter l’affrontement produit par la calumpnia.

b- Les différentes réactions des moines

Les moines ne réagissent pas de la même façon en fonction du réclamant. Cette remarque vaut pour les trois types de réclamant ici étudiés. Ainsi, les moines ne cherchent pas à envenimer le conflit face aux petits aristocrates. Cette attitude peut s’expliquer assez facilement. Les petits aristocrates sont issus de la même zone géographique que les moines, ils doivent donc s’efforcer de mettre en place une cohabitation pacifique. D’autre part, les moines préfèrent payer une compensation et garder la terre. Ils agrandissent leur patrimoine foncier et garantissent la pérennité économique de leur communauté et leur assise territoriale sur le terroir autour d’Hescerent. Enfin, ces petits aristocrates peuvent se révéler des alliés de poids face à des chevaliers qui pourraient venir piller leur terre. Les moines de Saint-Leu ne disposent pas de moyens armés, leur seule défense réside dans les armes religieuses. L’appui des petits aristocrates, implantés dans le terroir, leur assure, dans un premier temps, une défense. Cet état de fait est renforcé par la présence à de nombreuses reprises de membres de la famille de Breuil15, petits aristocrates influents, pour souscrire des chartes du côté des moines.

De la même façon, les moines ne cherchent pas l’affrontement avec les autres ordres monastiques. Dans la charte envisagée16, le souvenir commun d’Hugues de Dammartin évite un lourd conflit entre les deux communautés. Le texte insiste d’ailleurs sur cet aspect : « pro concordia pacis et amore predicti comitis [Hugues de Dammartin] ». D’autre part, les moines partagent la vision commune d’une société où les clercs doivent assurer la paix sur terre, même s’ils font partie de deux communautés différentes. Malgré tout, plus que les problèmes religieux, ce conflit montre que les clercs peuvent se comporter en seigneur, lorsqu’il s’agit de défendre leur terre.

En revanche, le conflit peut être beaucoup plus violent avec les aristocrates. Ainsi, le conflit qui oppose les moines à Richard et Guy de la Roche prend une toute autre nature, d’après la notice17 qui nous la rapporte. Dès le préambule, les moines rappellent la fondation du prieuré par Hugues de Dammartin et les donations qui l’accompagnaient. Ils indiquent même la présence de l’abbé de Cluny, Saint Hugues, à cette fondation pour renforcer la légitimité de leurs possessions. Ils insistent aussi sur l’importance de l’écrit dans l’inaliénabilité de leur terres :

« litteris confirmabant, ne ulla dissensio amplius inde oriretur, quatinus in ecclesia Dei sub testimonio litterarum, pax et concordia semper inesset »

Ce préambule annonce l’importance que représente la terre en jeu pour les moines et surtout, qu’ils se considèrent dans leur bon droit, possédant la charte de donation d’Hugues de Dammartin. A la suite de la réclamation, les moines sont prêts à faire appel à la justice du comte, c’est-à-dire à une personne extérieure pour juger le conflit. Cette action montre que les enjeux de ce conflit sont totalement différents des autres. En effet, installés depuis dix ans, les moines n’ont certainement pas encore réussi à s’imposer sur leur terroir. La terre de Guy de la Roche donnée par Hugues représente certainement une bonne partie de leur terroir à ce moment-là, et renoncer à cette terre serait un problème économique, mais aussi stratégique dans la perspective d’une véritable implantation autour d’Hescerent. Les deux parties en sont amenées aux menaces de guerre et de pillage : « vel depredatio aut combustio injuste facta esset. ». Ainsi, la réaction des moines est proportionnée à l’importance de la terre et au prestige et à l’importance des réclamants.

3- Le règlement du conflit

a- Déroulement du règlement

Le règlement des conflits est assez simple pour la période envisagée (1081-1120). Il ne fait intervenir aucun arbitrage, contrairement à la période suivante. L’absence d’arbitrage est peut être due à la jeunesse de la communauté monastique. Les moines sont certainement peu nombreux et le prieuré n’est pas encore structuré. Les moines font donc face seuls aux conflits qui se présentent à eux et essayent de les régler le plus rapidement possible et dans les meilleures conditions.

Les réclamants se voient donc offrir une compensation sous forme d’argent en fonction de la terre en jeu, ou abandonnent la terre sans compensation, on parle alors de guerpitio ou werpitio :le réclamant évacue la terre en jeu au profit des moines. Ainsi, Bourdin18, sœur d’un petit aristocrate donateur, se voit offrir 20 sous de Senlis ; pour la même terre, Achard, frère du même donateur, 20 sous de Beauvais, et Havoise, fille de Bourdin, 10 sous de Senlis. Guy de la Roche19 reçoit 100 sous, son frère, Richard qui avait lancé la réclamation, 7 livres et le fils de Guy de la Roche, 25 sous. Enfin, dans le troisième conflit étudié20 qui amène une compensation, Geoffroy reçoit 40 sous de Beauvais. Nous remarquons que les sommes sont différentes. Le conflit le plus important entre Guy et Richard de la Roche et le prieuré amène les plus grosses compensations. Ceci s’explique par la position sociale différente des réclamants qui sont des aristocrates proches du roi de France, et certainement à cause de l’étendue de la terre envisagée. Au contraire, les petits aristocrates reçoivent des compensations plus modestes. Nous avons l’impression qu’elles servent à les faire taire et à s’assurer la tranquillité de ces personnes. En effet, Guy de la Roche est certes plus éloigné mais beaucoup plus puissant et l’envoyé est une démonstration de force. En revanche, Bourdin, Achard ou Geoffroy n’ont pas de puissance militaire importante, mais ils sont proches du prieuré. En donnant cette compensation qui peut paraître symbolique à côté de celle de Richard de la Roche, les moines cherchent à assurer la paix à l’intérieur de leur terroir.

Le paiement de la compensation peut s’accompagner d’une clause de promesse21, de la donation d’une autre terre22 ou de la restitution de la compensation sous forme de donations23. Ces actes mettent fin aux conflits. Les donations prennent alors la signification d’une donation normale, ce que nous étudierons dans une autre partie. En ce qui concerne Guy et Richard de la Roche, nous pouvons penser que ce règlement les arrange. Ils ont mis, d’après le texte, une dizaine d’années à réagir avant de réclamer la terre. Ainsi, ils obtiennent de l’argent d’une terre qui leur appartenait mais qu’ils ne géraient plus et qui était trop loin de leur comté d’origine. La donation de leurs compensations ne représente pas pour eux un sacrifice énorme, au contraire, le prestige et l’avantage religieux qu’ils en tirent sont supérieurs et montrent leur magnanimité.

b- Les moines, garants de la paix

Les conflits mettent en péril la cohésion sociale de la société. Pourtant, ils ont une utilité non négligeable, puisqu’ils permettent de mettre en place des liens privilégiés entre les réclamants et les moines. Le règlement du conflit voit la remise en place de la société telle que les moines la voient. Ils se posent alors en garant de la paix que Didier Méhu a qualifié de « paix clunisienne »24. Or, pour ce dernier, « la paix n’existe pas sans la guerre, sans certaines remises en cause de l’ordre social qui produisent des ajustements, parfois des bouleversements fondamentaux, mais qui conduisent le plus souvent à la réaffirmation quasi rituelle de l’ordre. »25. Ainsi, les conflits permettent aux moines de réaffirmer une paix qui correspond à leurs idéaux clunisiens. Le règlement du conflit voit la restauration ou l’instauration de cette conception monastique de la paix : « harmonie entre Dieu, les hommes et les saints, via la médiation des ecclésiastiques…tendant à la réalisation de l’unitas et de la concordia »26.

Les conflits présents dans la documentation du prieuré n’échappent pas à cette remarque. Dans tous les conflits, les moines se posent comme des garants et des amoureux de la paix et les mots utilisés montrent cet état de fait : « pax et concordia semper inesset »27, « ut pacis amatores, ipsos eosdemque fratres perpetuo pacificos habere volentes »28, « pro concordia pacis »29. Ces exemples pris dans les conflits de la fin du XIe et du début du XIIe siècle montrent donc l’importance qu’accordent les moines à ce sentiment de paix. Leur rôle dans la société est à leurs yeux de maintenir cette paix. Les conflits leur servent à réaffirmer cette position et les notices rédigées à la suite des conflits n’oublient pas de le rappeler. Même dans les premiers temps, au moment de la structuration de la communauté, les moines imposent leur vision aux réclamants éventuels et à ceux qui voudraient remettre en cause leur place dans le terroir voire dans la société.

Loin de démontrer l’anarchie féodale, ces conflits et leurs règlements montrent l’organisation précise d’une société. Ils permettent à ses composantes de mettre en place entre elles des relations essentielles. L’analyse du règlement du conflit révèle une organisation précise des évènements. Chaque parti y voit des avantages non négligeables. Les aristocrates réaffirment leur position sur la région ou dans une famille, ils mettent en place une « proximité » avec l’établissement ecclésiastique et, d’un point de vue économique, les compensations leur permettent de posséder du numéraire, alors que l’économie se transforme peu à peu. Quant aux moines, les conflits leur permettent d’asseoir leur présence sur les environs et leur rôle de seigneurs sur le terroir, et ils peuvent par l’intermédiaire des conflits mettre en place une concordia avec les réclamants, c’est à dire imposer à la société leur vision de la « paix clunisienne » essentielle pour continuer à survivre et pour la poursuite des donations.

Notes de bas de page

1 Geary, Patrick J., « Vivre en conflit dans une France sans état : typologie des mécanismes de règlement des conflits (1050-1200) », Annales ESC, septembre-octobre 1986, n°5, pp. 1107-1133

2 Müller n°5 ; Müller n°17.

3 Barbara H. Rosenwein, To be the neighbor of Saint Peter, the social meaning of Cluny’s property, 909-1049.

4 Nous avons voulu essayer de traduire le terme « neighborhood », le terme français de “proximité” nous a paru le plus approprié.

5 Müller, n°3.

6 Müller, n°1.

7 La Roche-Guyon, Val-d’Oise, cant. Magny-en-Vexin.

8 Müller, n°3.

9 Müller, n°7

10 Vézelay, Yonne, ch.-l. cant.

11 Didier Méhu, Paix et communautés autour de l’abbaye de Cluny, Xe-XVe siècle, p. 259.

12 Niermeyer, Mediae latinitatis lexicon minus, p. 116.

13 Mello, Oise, cant. Montataire.

14 Müller, n°7.

15 Par exemple, Müller, n°32. Nous reviendrons sur cette famille et en particulier sur la figure d’Eudes de Breuil

16 Müller, n°7.

17 Müller, n°3.

18 Müller, n° 6.

19 Müller, n°3.

20 Müller, n°17

21 Müller, n°6.

22 Müller, n°17.

23 Müller, n°3.

24 Didier Méhu, op. cit., p. 231-236.

25 Didier Méhu, op. cit., p. 232.

26 Didier Méhu, op. cit., p. 235.

27 Müller, n°3.

28 Müller, n°6.

29 Müller, n°7.

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