Les petites cases

B- Formation et consolidation du patrimoine

L’essentiel du patrimoine foncier du prieuré est composé grâce à des donations. Les moines doivent gérer, organiser et consolider ces possessions pour réussir à survivre économiquement et donc à poursuivre leur dessein spirituel. La relative indépendance du prieuré par rapport aux grandes familles aristocratiques et à Cluny à cette époque permet aux moines d’agir plus librement. Il leur faut maintenant s’imposer sur leur territoire et organiser le patrimoine bâti.

1- S’imposer sur la région

a- La formation du patrimoine du prieuré

La formation du patrimoine du prieuré s’appuie sur la donation initiale d’Hugues de Dammartin. Les possessions d’Hescerent constituent la base du patrimoine foncier du prieuré. Elles se composent de l’église, de terres, de bois, en particulier le bois Saint-Michel qui fait l’objet d’un accord avec les moines de Vézelay, de serfs, d’hôtes, de diverses taxes et revenus, de la justice et des fiefs de Roger de Nanteuil et de Guy de la Roche1. Les moines sont très attachés à ces possessions, à cause de leur importance économique et aussi à cause de la mémoire attachée à la fondation du prieuré. Ils font face à Guy de la Roche lors du conflit qui les oppose2 ou aux habitants d’Hescerent, lorsqu’ils veulent remettre en cause les droits des moines sur la vente du vin3.

Entre 1081 et 1107, l’augmentation des possessions du prieuré se fait autour de deux pôles : Hescerent et les possessions des Dammartin. La communauté est jeune et encore peu connue dans la région. Les donateurs sont souvent des petits aristocrates locaux. Par conséquent, il est normal qu’Hescerent et ses alentours soient les premières possessions du prieuré. Ainsi, les moines acquièrent des terres sur les différentes terres d’Hescerent comme Boissy4 et Rufaut5, à Montataire6 et à Cramoisy7 ; ces deux derniers villages se trouvent à environ 5 km du prieuré. Les possessions des Dammartin constituent le deuxième pôle de développement du patrimoine du prieuré. Cela s’explique par l’influence des Dammartin dans les premières années d’existence du prieuré et en est encore une preuve. Le premier document attestant la possession d’une terre à Dammartin est un achat d’une terre par Aimar, prieur de Saint-Leu. Cet achat est le seul conservé dans notre documentation8. Par la donation de Pierre de Dammartin, le prieuré acquièrt des revenus divers à Ermenonville9 et à Bulles. Ces deux villages ne se trouvent pas à proximité du prieuré, Ermenonville est à 20 km et Bulles à 30 km du prieuré. Ces donations permettent aux moines d’étendre leurs possessions au delà d’Hescerent.

Le développement des possessions dans la période suivante (1107-1150) se fait autour de trois phénomènes : l’augmentation des possessions autour d’Hescerent, la fin de l’influence des Dammartin et l’arrivée des Clermont parmi les donateurs du prieuré. De la même façon qu’à la période précédente, les moines renforcent leur implantation autour du prieuré grâce aux donations des petits aristocrates locaux. Ainsi, en plus des terres supplémentaires à Hescerent ou à Cramoisy, s’ajoutent des terres et des revenus à Précy-sur-Oise10, Villers-sous-Saint-Leu11, Trossy, petit hameau de Saint-Maximin12, Thiverny13 et Gouvieux14. Toutes ces possessions se trouvent à moins de 5 km du prieuré et en constituent les premières réserves. Elles sont directement gérés par le prévôt. Au début de cette période, la présence des Dammartin se fait encore sentir. Ainsi, les moines acquièrent des terres autour de Dammartin à Eve15 ou à Orcheu16, petit hameau aujourd’hui disparu. Avec ces terres, Dammartin-en-Goële constitue un point d’ancrage important pour les moines de Saint-Leu dans le nord-est de l’Île-de-France.

La seule évolution à cette période dans la constitution des possessions est due à l’arrivée des Clermont dans l’entourage du prieuré. Leurs donations et celles de leurs vassaux permettent aux moines de posséder des terres à une vingtaine de kilomètres du prieuré. Ils renforcent ainsi leurs positions dans le Beauvaisis, face aux autres établissements monastiques très présents dans la région, en particulier l’abbaye cistercienne de Chaâlis, à côté d’Ermenonville. Nous pouvons regrouper les donations des Clermont autour de trois zones géographiques : Hescerent, Clermont et Thorigny-sur-Marne17. De la même façon que les Dammartin, nous pouvons penser que les terres aux alentours du prieuré donnés par les Clermont sont pour eux plus difficile à gérer. Elles ont aussi un intérêt stratégique non négligeable18 et permettent aux moines de renforcer leur présence sur la région et de contrôler leurs possessions de façon plus homogène. Le deuxième pôle constitué par les donations des Clermont se trouve aux alentours de la ville de Clermont : Mouchy-le-Châtel, Cauvigny19, Avrigny20, La-Rue-Saint-Pierre21, Cauffry22. Il est un nouveau point d’appui pour le prieuré et son développement. Toutes ces possessions se trouvent dans un rayon de 10 Km autour de Clermont. Enfin, il faut signaler la donation de taxes et de revenus diverses à Thorigny-sur-Marne, au sud de Paris par Adélaïde de Clermont. Nous ne pouvons pas parler de pôle, puisqu’il s’agit d’une donation isolée et qui n’amène pas de donations postérieures au prieuré.

Le prieuré a donc constitué son implantation au XIIe siècle autour de trois points principaux motivés par leurs principaux donateurs : Hescerent, Dammartin-en-Goële et Clermont. En plus des terres, les moines reçoivent diverses taxes, revenus ou dispenses, comme l’usage de la forêt d’Halatte23, la remise du droit de forage de l’évêque de Beauvais24 ou encore de le droit de rivage sur l’Oise à Pontoise25. Au milieu du XIIe siècle, les possessions du prieuré sont à peu près fixées. La période suivante est marquée par des donations de rentes plus que de terres et surtout par une augmentation des conflits. Les moines doivent maintenant réussir à conserver leur patrimoine.

2- Une stratégie monastique ?

A plusieurs reprises, la documentation montre les moines en train de faire du prosélytisme auprès de certains aristocrates pour faire des donations. Les possessions en jeu ont-ils un intérêt pour les moines ou sont-ils simplement intéressés par la donation sans intérêt pour la terre en jeu ? La question est évidemment difficile à résoudre, car les actes conservés sont le plus souvent issus des moines et, évidemment, ils n’indiquent pas clairement leur position. Pourtant, certains indices nous permettent de répondre au moins en partie à la question.

Ainsi, l’action du frère Brice est à cet égard très significative. Il apparaît à deux reprises dans notre documentation. La première fois, il est dépêché auprès Pierre de Dammartin à Rosnay-en-Champagne : « Quod nos audientes statim fratrem Briccium utpote sibi notissimum cum magna festinatione ad illum misimus »26. L’attitude du prieur est fondamental. Pierre de Dammartin, en tant que fils du fondateur, est considéré comme le protecteur du prieuré. Il est donc normal qu’un moine de Saint-Leu se déplace pour entendre ses dernières volontés et surtout la donation qu’il doit faire avant de mourir. La deuxième intervention du frère Brice se fait auprès de Gérard, fils d’Igier de Bulles, proche des Dammartin. Dans cet exemple, Brice chevauche en compagnie de Gérard et, au cours de la discussion, le frère Brice attire son attention sur son salut et Gérard décide de donner un château à Eve : « cum quadam vice a Domino Briccio monacho de Escerente tunc secum equitante de sua salute fuisset ammonitus »27. Dans ces deux exemples, le frère Brice encourage les aristocrates à une donation pour le salut de leurs âmes. Dans les deux cas, il s’agit de terres à proximité de Dammartin-en-Goële. Le prieuré cherche peut-être à augmenter ces possessions dans ce secteur pour ne pas avoir des terres isolés et pouvoir les contrôler plus facilement par l’intermédiaire d’un prévôt qui serait attaché à Dammartin. Dammartin se trouve à une trentaine de kilomètres d’Hescerent et les moines ne peuvent pas directement gérer leurs terres dans ce secteur. Cette impression est renforcée par l’achat d’une terre par le prieur Aimar aux alentours de Dammartin en 110428.

Un troisième exemple d’intervention des moines montre leur action sur les donateurs. A la suite de la donation de Raoul de Liancourt29, les moines exhortent son frère Bouchard à une donation : « Postea vero Burchardus frater Radulfi verbis monachorum exhortatus et exemplo fratris provocatus, similiter »30. Dans ce cas, il semble que les moines cherchent à compléter et à confirmer la donation de Raoul de Liancourt d’une partie de la dîme de Cauffry. Ils se tournent vers Bouchard pour cela. Ce dernier leur donne alors ce qu’il possède dans l’église de Cauffry et confirme la donation de son frère. Ainsi, les moines s’assurent du soutien de l’ensemble de la famille de Liancourt, se mettent à l’abri d’éventuels conflits et augmentent la donation. Il ne s’agit plus simplement d’une part de dîmes mais d’un ensemble de revenus et de taxes à prélever sur l’église de Cauffry.

Enfin, les moines recherchent l’appui de grandes familles pour augmenter les donations et surtout le nombre potentiel de donateurs grâce à leurs vassaux. Ainsi, nous avons vu l’importance des Dammartin pour le prieuré. De la même façon, les Clermont permettent d’attirer de nouveaux donateurs au prieuré. Les anniversaires d’Adélaïde et de Marguerite de Clermont représentent un prestige non négligeable pour les moines qui devaient traiter de façon toute particulière ces grandes familles.

c- Faire face

Les moines ne disposent pas des mêmes armes que les seigneurs laïcs pour s’imposer sur leurs possessions. Ils n’ont pas de chevalier pour les défendre en cas de problèmes avec les seigneurs de la région. Ils ne peuvent pas se battre en armes contre eux. En revanche, ils disposent d’armes spirituelles comme l’excommunication ou le refus d’une sépulture à l’intérieur de l’église. Ces moyens de pression sont, certes, moins efficaces que le combat, mais ils réussissent à dissuader au moins pour un temps les éventuels pillards. Une autre arme est très utilisée par les moines : le compromis. Nous avons vu, dans la première période, comment les moines cherchaient à assurer les territoires acquis au moment de la fondation. Au cours de la période de consolidation, ils doivent affronter les seigneurs sur des problèmes matériels ou sur des remises en cause de leurs possessions.

A chaque fois, les moines cherchent un compromis. Ce compromis peut se matérialiser par un chirographe à partager entre les moines et le réclamant. Ainsi, le chirographe met fin au conflit et symbolise l’accord entre les deux partis ; le fait de partager renforce l’entente revenue et leur permet de posséder chacun les termes de l’accord en cas d’autres problèmes. Enfin, il symbolise la paix retrouvée entre eux par un acte de partage. Ainsi, l’accord entre le prieuré et Dreux de Mouy et Hugues son oncle au sujet d’une dîme donnée par Pierre Aiguillon fait l’objet d’un chirographe : « Carta autem ista bis in uno pargamino sic habetur ut monachi suam habeant et jam dicti Drogo et Hugo aliam custodiant et chirographum per medium scindatur. »31.

Pour régler le conflit, les moines peuvent faire appel à un arbitre, souvent proche du prieuré. Cet arbitre est chargé d’aller voir le réclamant et le donateur initial. Il met alors au point l’accord qui doit régler le conflit, en respectant les consignes données par les moines. Ainsi, le doyen ou le prévôt32 du prieuré Foucaud est envoyé auprès de Guy de la Tour pour régler le conflit qui opposait Guillaume, son fils et le prieuré. Guy avait donné l’autorisation aux moines d’acquérir tous les biens sur son domaine sans réclamer de compensation. Son fils, Guillaume, n’est pas d’accord. Foucaud propose donc un compromis en donnant un cheval, ce qui est accepté : « Igitur concordantes invicem, ad istam pactionem venerunt, ut jamdictus Fulcaldus non propter aliquam emptionem sed propter pacis concordiam, unum equum ipsi Vuidoni daret. »33. Cet exemple montre comment le prieuré s’est structuré au cours de cette période. A la période précédente, les moines faisaient face seul aux réclamants. A présent, ils font appel à un arbitre et envoient une personne compétente du prieuré pour régler le conflit face à Guy de la Tour, qui est alors le bouteiller du roi de France, Louis VI. L’arbitre peut aussi être une personne extérieure au prieuré. Dans l’accord entre le prieuré et les moines de Montdidier sur la possession des autels d’Andechy34 et de Fignières35, l’arbitre est l’évêque d’Amiens, Guérin36.

Pour s’imposer, les moines doivent aussi protéger leurs installations, comme les moulins, pour assurer le ravitaillement du prieuré et la pérennité économique de l’établissement. Ils n’hésitent donc pas à empêcher la construction d’un autre moulin à proximité du leur, car ils pensaient qu’il leur serait préjudiciable37. L’activité d’une rivière est fondamentale au Moyen Âge et les installations sont souvent très nombreuses. Ainsi, il semble que le prieuré possède des moulins sur la rivière appelée le Thérain qui se jette dans l’Oise au niveau de Montataire. Ils affrontent alors un autre établissement monastique, les moines de Saint-Pierre de Jumièges résidant à Montataire. Dans cet acte, les moines agissent en seigneur et protègent leur domaine contre les incursions des autres seigneurs. A travers cet exemple, nous voyons la connaissance des moines en matière de construction de bâtiments et d’hydrographie. De la même façon que les exemples précédents, ce conflit fait l’objet d’un arbitrage mené par le prieur de Notre-Dame de Mello et le doyen du prieuré Gausbert. L’accord est rédigé sous forme de chirographe partagé entre les moines de Jumièges, les moines de Saint-Leu et les chanoines de Saint-Evremond de Creil concernés aussi par ces problèmes.

Malgré l’absence de défense armée, les moines arrivent à s’imposer et à faire face aux seigneurs, aussi bien laïcs qu’ecclésiastiques. L’organisation du prieuré leur a permis de faire face au conflit rapidement et efficacement. Ils n’hésitent pas à faire des réclamations s’ils estiment que leurs biens sont touchés. Ils gèrent et administrent leur domaine parfaitement pour assurer la pérennité de la communauté.

d- La possession conçue pour l’encadrement des hommes

Le XIIe siècle est marqué par un renforcement de l’encadrement des hommes. Le phénomène d’encellulement a permis aux seigneurs de rassembler leurs hommes autour de pôle d’attraction que sont les châteaux, les églises ou les cimetières. De la même façon, les moines contrôlent les hommes d’Hescerent. Leur église ne leur est pas réservée et les habitants viennent y suivre l’office. La situation du prieuré par rapport au reste du village leur permet de contrôler la situation et d’anticiper les éventuels problèmes. Enfin, la nouvelle église a monumentalisé ce pouvoir sur les hommes d’Hescerent38.

Cet encadrement et cette domination des moines ne se font pas sans problème. La documentation nous rapporte un conflit important entre certains habitants d’Hescerent et le prieuré concernant la coutume du vin39. Ce conflit montre comment les moines réussissent à se servir de leurs possessions et de leurs droits pour dominer les hommes. Ce conflit est rappelé dans une notice du cartulaire du prieuré. Il est donc difficile de connaître les arguments des habitants. Pourtant, ce document laisse apparaître le pouvoir des moines.

Certains habitants d’Hescerent refusent la coutume sur le vin et se révoltent contre les moines : « homines de Hescerento negaverunt consuetudinem vini quae vocatur de Bosco quam Hugo comes ecclesiae beati Lupi dederat ». Cette coutume permettaient aux moines de vendre leur vin pendant une période définie avant les habitants d’Hescerent. Elle a laissé des traces encore visibles, puisque le lieu de vente est aujourd’hui appelé la « cave Banvin ». Les moines ne manquent pas de rappeler la donation d’Hugues de Dammartin qui leur donne la légitimité de leur possession. Ainsi, ils posent tout de suite les bases de leur argumentation : la possession de plein droit de cette coutume par la donation d’Hugues. L’attitude des habitants est significative de leur place par rapport au prieuré : « Unde vadimonia belli per manus Lamberti Pulveris et Vualterii Durandi in manu Rainaldi prioris dederunt. ». Cette attitude montre le rapport de domination qu’entretient le prieur avec les habitants d’Hescerent. Le geste des représentants rappelle celui de l’investiture, il marque le duel entre les habitants, fidèles du prieuré et les moines. Le prieur est donc considéré comme le représentant de la communauté et tient le rôle du seigneur au nom du prieuré.

Une fois la demande déposée auprès du prieur, les moines peuvent contredire les habitants : « Rainaldus vero prior et Ademarus supprior necnon et alii monachi atque servitores eorum, Lambertus praepositus et Oddo major et Josbertus forestarius atque Fulco decanus hoc contradixerunt constanter ». Toute la communauté est associée à cette contradiction, même les serviteurs du prieuré. Nous voyons apparaître une hiérarchie et une organisation précise de la communauté : le prieur, le sous-prieur, les autres moines puis les serviteurs dans un ordre précis, le prévôt, le maire, le forestier et le doyen. Les serviteurs les plus importants sont donc étroitement associés à la destinée de la communauté et possèdent donc une place importante dans la vie de la communauté. Cette place est visible aussi dans les témoignages où nous retrouvons souvent le nom de ces personnages. Le prieur est certes considéré comme le seigneur, mais les décisions et les actions se prennent et s’effectuent en commun, certainement pour leur donner plus de poids.

Les habitants sont obligés de reconnaître la validité de cette coutume et doivent reconnaître leur tort. Pour cela, ils demandent conseil au comte de Beaumont, Mathieu : « Cumque praefati homines tandem cognovissent quod vadimonia non sapienter dedissent, ducti poenitentia, consilio et auxilio Mathei comitis de Bellomonte misericordiam a priori quaesierunt ». Nous retrouvons le vocabulaire de la fidélité : « consilio et auxilio ». L’utilisation de ce vocabulaire montre l’influence de ces rapports dans la société du XIIe siècle. Les rapports sont donc très hiérarchisés. Les habitants sont obligés de se tourner vers un autre seigneur, Matthieu, le comte de Beaumont pour faire face aux moines qui est ravi de pouvoir s’intéresser aux problèmes qui ont lieu au nord de son domaine. L’attitude des habitants prouve l’influence des moines sur Hescerent et ses environs.

Les moines profitent alors de cette occasion pour rappeler l’ensemble de leurs droits et coutumes sur les habitants d’Hescerent : « sed prior et monachi ejus eorum precibus acquiescere noluerunt donec omnem consuetudinem recognoscerent ». Ils renversent ce conflit à leur avantage. Ils n’ont pas un aristocrate puissant face à eux, il leur est donc plus facile d’agir ainsi. Rappeler de faire reconnaître l’ensemble des coutumes permet aux moines de renforcer l’encadrement des habitants d’Hescerent et de rappeler leur pouvoir et leur rôle de seigneur du lieu. Ils sont en position de force et en profitent : « et quia contradixerant, tam illi qui vadimonia dederant quam caeteri contradictores jus debitum fecerunt et legem persolverunt ». Les moines assurent le souvenir de cette charte en y faisant attacher quatre piécettes de l’amende. Ils veulent, ainsi, éviter que d’autres ne commettent pareil délit : « ex qua lege quatuor nummi retenti sunt et huic cartae in testimonio affixi quatenus eorum posteritas ne talia agere praesumat valeat commoveri. »

Ce document montre comment les moines réussissent à faire face aux habitants d’Hescerent. Ils ne possèdent pas de force armée mais ils exercent sur les habitants une influence considérable qui leur vient de leur statut de moines et de seigneurs du lieu. Ce conflit leur a permis de réaffirmer leur pouvoir sur les habitants. Ils réussissent, malgré leur apparente faiblesse, à encadrer les hommes. Cette puissance leur vient, certainement aussi de l’influence spirituelle qu’ils ont sur la société.

2- La construction de la nouvelle église

Après avoir mis en place leur patrimoine foncier, les moines s’attaquent à leur patrimoine bâti. Le premier chantier concerne l’église. A leur arrivée, ils trouvent l’église donnée par Hugues de Dammartin au moment de la fondation. Vers 1145-1150, ils commencent la construction d’une nouvelle église.

a- L’église primitive

L’acte de fondation fait état de l’existence d’une église au moment de la fondation du prieuré40. Hugues la rend à l’évêque Guy de Beauvais pour que ce dernier la donne aux moines de Cluny : « ecclesiam de Hescerent et altare et atrium et decimam in manu Vuidonis Belvacensis episcopi…redidi ». Il ne s’agit pas de l’église actuelle mais d’une précédente. Ses fondations ont été mis à jour suite aux bombardements alliés pendant la seconde guerre mondiale41. Fouillée en 1955 par Pierre Durvin42, cette église n’est pas le premier monument religieux de ce lieu. L’occupation de cet espace semble plus ancien, puisque la fouille a mis au jour des sarcophages du Haut Moyen Âge sous les substructions de l’église. Cet espace servait peut-être de nécropole. Il a pris ensuite un caractère religieux plus important avec la construction de cette première église.

L’église primitive a donné lieu à de nombreux débats. Au XIXe siècle, deux piliers de la façade occidentale avaient été identifiés comme appartenant à une précédente église. Eugène Lefèvre-Pontalis en avait donc conclu l’existence d’un long vaisseau de 13 m composé de trois nefs qui prenait appui sur ce mur43. La mise à jour des substructions par Pierre Durvin a démenti cette hypothèse, puisque la façade occidentale de l’église primitive se trouve à 13m des dits piliers. Il semble donc que ces piliers, qui ne sont pas porteurs44, aient été mis à cet endroit pour célébrer la mémoire de l’église primitive45.

Le plan établi après les fouilles de Pierre Durvin montre une église longue de 26 m et large de 11 m. Elle comporte une nef unique prolongée d’un chœur à trois absides. Elle se trouve au niveau du troisième pilier de l’église actuelle jusqu’à l’entrée du chœur. Selon Jean Hubert46, le plan correspond aux édifices du premier art roman régional. Très vite, cette église présente à leur arrivée devient trop petite pour les moines du prieuré. Surtout, elle n’est pas à la hauteur de leur position d’importants seigneurs locaux et de moines de Cluny.

b- La construction de la nouvelle église

Nous ne disposons d’aucune source écrite sur la construction de cette église. Les étapes de la construction ne peuvent être déduites que grâce à une étude attentive de la structure de l’église et des méthodes de construction employées. Les donations nombreuses permettent aux moines de se lancer assez tôt dans ce chantier. Selon Maryse Bideault et Claudine Lautier47, les débuts de la construction se situent dans la première moitié du XIIe siècle.

Les moines commencent par construire un bloc de façade de 20m de large. Il est érigé à 13m du mur occidental de l’église primitive. Il suit une tradition carolingienne, reprise dans un certain nombre d’églises bénédictines et plus particulièrement clunisiennes au cours du XIe et du XIIe siècle, puisqu’il constitue une véritable avant-nef, avec un vestibule à l’étage inférieur et une tribune au second niveau. Une particularité est à noter sur cette façade occidentale. Une des deux tours n’a pas été construite. Nous ne connaissons pas les raisons de cette absence.

Mais, le projet des moines évolue rapidement et ils décident d’utiliser tout l’espace dont ils disposent pour construire l’église. La région vit, alors, une transition architecturale avec le passage aux techniques de l’art gothique. Ils prévoient alors la construction de cette église qui rappelle plus les dimensions d’une cathédrale comme à Senlis ou d’une grande collégiale comme à Mantes-la-Jolie48 que d’une église priorale. Vers 1160-1170, ils construisent l’abside entourée par un déambulatoire et cinq chapelles rayonnantes qu’ils placent au bord du plateau. Ces modifications dans les choix architecturaux créent un léger désaxement de l’édifice par rapport à l’église primitive et au massif occidental.

Ils édifient enfin un long vaisseau pour rassembler les deux premières parties de l’édifice. Il forme une nef de six travées quadripartites soit 32m, suivie par un chevet composé d’une travée double à voûtement sexpartite soit 11m, puis d’une travée barlongue encadrée de deux tours. Il semble que la source d’inspiration majeure soit la cathédrale de Senlis, alors en construction. « Les deux édifices sont de même taille, conçus sans transept, et le plan de leur chevet est presque superposable. »49.

c- La monumentalisation de l’espace ecclésial

Les dimensions de cette église sont surprenantes pour une église priorale. En largeur, elle est le double de l’église primitive. Nous pouvons nous demander ce qui a poussé les moines à édifier un monument aussi important. Les réponses sont certainement multiples et le manque de sources écrites ne nous aide pas à connaître les motivations profondes des moines du XIIe siècle.

Nous avons vu que les donations sont importantes dans la première moitié du siècle. Les moines disposent de terres, de revenus et taxes diverses. Ils doivent donc disposer d’une trésorerie assez importante pour entamer des travaux d’envergure. La construction de la façade occidentale montre déjà leur ambition, même si on est encore loin des dimensions atteintes par la nef.

Pourtant, cette raison n’est pas suffisante pour expliquer leur choix. Leur statut renseigne plus sur leurs motivations. Ils sont d’abord des moines de Cluny. Le prieuré relève directement de l’abbaye bourguignonne de Cluny, contrairement aux autres prieuré clunisiens des alentours qui relèvent du prieuré Saint-Martin-des-Champs. Ce statut est un prestige pour cette communauté, dont le nombre est très important dès ses premières années. La distance qui le sépare de Cluny semble lui laisser une certaine indépendance dans sa gestion. De plus, ce statut est un avantage pour les donations. Il faut donc pouvoir afficher de façon ostensible ce statut particulier dans la région et cette place à part dans l’ecclesia cluniacensis, d’où les dimensions importantes de l’édifice.

L’autre particularité des moines du prieuré de Saint-Leu réside dans leur statut de seigneur. Nous avons vu comment les moines contrôlent la petite aristocratie locale et comment ils augmentent leurs possessions et leurs assises sur la région. Nous pouvons penser que cette église est la monumentalisation de ce pouvoir seigneurial. Les moines ne peuvent disposer d’un château-fort. Or, le château-fort est une démonstration du pouvoir seigneurial. L’église représente, alors, le donjon du château-fort. Cette impression est très palpable, lorsque nous regardons cet édifice. Dressée, au bord du plateau et surplombant l’Oise, l’église est visible, encore aujourd’hui malgré les constructions contemporaines, dans un rayon de 5 km alentour. Dans cette période de consolidation de leur patrimoine, la monumentalisation de l’espace ecclésial permet aux moines d’affirmer leur place de seigneur et, ainsi, d’assurer leur puissance coercitive contre tous ceux qui voudraient s’attaquer à eux. Enfin, la majesté de l’édifice est aussi, peut-être, un moyen pour les moines de s’assurer la poursuite des donations. Il est toujours plus impressionnant et plus valorisant pour un aristocrate d’être enterré dans une telle église.

Notes de bas de page

1 Müller, n°1.

2 Müller, n°3.

3 Müller, n°33.

4 Boissy, Oise, cant. Montataire, comm. Saint-Leu-d’Esserent.

5 Rufaut, Oise, cant. Montataire, comm. Saint-Leu-d’Esserent.

6 Müller, n° 10 ; Montataire, Oise, ch.-l. cant.

7 Cramoisy, Oise, cant. Montataire.

8 Müller, n° 4.

9 Ermenonville, Oise, cant. Nanteuil-le-Haudouin.

10 Précy-sur-Oise, Oise, cant. Montataire.

11 Villers-sous-Saint-Leu, Oise, cant. Montataire.

12 Saint-Maximin, Oise, cant. Chantilly

13 Thiverny, Oise, cant. Montataire.

14 Gouvieux, Oise, cant. Chantilly.

15 Eve, Seine-et-Marne, cant. Dammartin-en-Goële, comm. Dammartin-en-Goële.

16 Orcheu, Seine-et-Marne, cant. Dammartin-en-Goële, comm. Dammartin-en-Goële.

17 Thorigny-sur-Marne, Seine-et-Marne, ch.-l. cant.

18 Nous reparlerons des rapports entre les Clermont et le prieuré dans la troisième partie. C’est pourquoi nous préférons nous concentrer sur les avantages pour les moines.

19 Cauvigny, Oise, cant. Noailles.

20 Avrigny, Oise, cant. Clermont

21 La-Rue-Saint-Pierre, Oise, cant. Clermont.

22 Cauffry, Oise, cant. Liancourt.

23 Müller, n°19.

24 Müller, n°25.

25 Müller, n°60.

26 Müller, n°11.

27 Müller, n°22.

28 Müller, n°4.

29 Liancourt, Oise, ch.-l. cant.

30 Müller, n°29.

31 Müller, n°36.

32 Il semble que deux textes rapportent ce règlement de conflit : Müller, n°23 et Müller, n°24. Dans le premier texte, Foucaud est qualifié de doyen et dans le second de prévôt, d’où l’hésitation.

33 Müller, n°23.

34 Andechy, Somme, cant. Montdidier.

35 Fignières, Somme, cant. Montdidier.

36 Müller, n°27.

37 Müller, n°58.

38 Cf la partie consacrée à la construction de la nouvelle église.

39 Müller, n°33.

40 Müller, n°1.

41 Des usines de V2 allemandes se trouvaient sur les hauteurs de Saint-Leu-d’Esserent. Les alliés ont bombardé la région, détruisant une partie de la nef et mettant à jour ces substructions.

42 Durvin, Pierre,"Les fouilles de l'abbatiale de Saint Leu", Bulletin de la société archéologique, historique et géographique de Creil, janv. 1956, pp1-7

43 Eugène Lefèvre-Pontalis, "Guide archéologique de Saint Leu d'Esserent", Congrès archéologiques de France, 1905, pp.121-129

44 Voir la photo sur le site…..

45 Nous avons déjà étudié les problèmes de datation de cette église primitive dans la première partie. Nous y renvoyons donc le lecteur.

46 Hubert, Jean, « Observations sur l’intérêt des substructions retrouvées dans la nef de Saint-Leu d’Esserent », Bulletin de la société des Antiquaires de France, 1959, p. 72-73.

47 Maryse Bideault et Claudine Lautier, Île de France gothique, p.318-331

48 Mantes-la-Jolie, Yvelines, ch.-l. cant.

49 Maryse Bideault et Claudine Lautier, op. cit., p. 322.

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