Les petites cases

Petite Poucette au secours de l'Open Data

Dans mon précédent billet, j'avais qualifié l'Open Data « d'échec total » sans beaucoup plus d'explications. Il me semble important de justifier ce propos et de le dépasser, d'autant que cela a pu blesser certaines personnes qui se battent au quotidien pour mettre à disposition ces données ce qui n'était pas mon objectif. Il m'a fallu un peu de temps, car il m'a été difficile de mettre des mots précis sur ce qui relevait plus d'un sentiment ou d'une intuition.

De l'échec de l'Open Data

Si on jette un regard froid et objectif sur les retombées de l'Open Data, on peut évidemment n'être que déçu par le résultat :

  • la transparence : évidemment certaines données sont à disposition et c'est une avancée énorme, mais mes parents n'en connaissent pas l'existence et, quand bien même, ils sont incapables d'exploiter par eux-mêmes ces données, cela est réservé à une nouvelle élite de notre société : les personnes capables de manipuler un programme informatique pour transformer les données, faisons simple : les "geeks", est-ce vraiment cela la transparence que nous appelons de nos vœux ?
  • la réutilisation des données : la transparence passe par la mise au point d'applications et donc par la réutilisation des données, j'ai déjà montré dans mon précédent billet les obstacles qui se présentent aujourd'hui. Conséquences (ou pas...) : on ne peut pas dire que c'est le raz-de-marée, il y a bien des initiatives à droite à gauche, des applications pour téléphone portable, des prototypes ou quelques services qui ont profité des données mises à disposition comme en témoignent les résultats des multiples concours ou les hackatons, mais, et j'espère que cela ne vexera personne, cela reste anecdotique par rapport à tout ce qu'on est en droit d'attendre ou d'espérer ;
  • le marché économique : qui peut prétendre vivre de l'Open Data aujourd'hui ? Existe-t-il un marché ? Je ne parle pas de s'enrichir, je parle simplement de disposer d'un marché économique suffisant pour justifier les investissements publics sur le long terme et privés, déjà, sur le court et moyen terme nécessaires à la mise au point de solutions, de produits, de formations, de services adaptés et à la pérennisation de ces initiatives pour permettre la réutilisation et l'accessibilité des données indispensables pour apporter la transparence sur le long terme auprès de tous.
  • l'innovation : comme le résume Karima Rafes : « #hackaton ou la R&D du pauvre... Un bon titre pour un livre sur l écosystème français #OpenData » Rien de plus à ajouter...

Mais, ces constats m'apparaissent plus comme des symptômes d'un problème plus profond et plus complexe à qualifier. Le billet de Christian Fauré intitulé « Ce n'est pas qu'une histoire de données » offre un début de réponse. Christian y exhorte les institutions à ne pas limiter l'Open Data à la stricte mise à disposition des données et à profiter de ce mouvement pour placer leur activité dans le monde numérique, c'est-à-dire mettre l'activité de l'organisation dans l'espace de partage et de collaboration qu'est le web et ainsi profiter des avantages de ce milieu associé. Mais, cela ne me satisfaisait pas complètement, car, si Christian présente (rapidement) ce qu'il faudrait faire, cela n'explique pas le paradigme actuel et les raisons de son dysfonctionnement.

De petite poucette de Michel Serres

Il me semble avoir trouvé certaines réponses dans l'ouvrage de Michel Serres petite poucette. A travers l'analyse des comportements des "jeunes" (la Petite Poucette et le Petit Poucet) et de certaines critiques faits à leur encontre, Michel Serres en appelle à la compréhension et au dialogue entre les générations pour construire une société nouvelle. Il me semble qu'il met finalement en avant la tension entre notre société du spectacle (médiatique, éducative, politique, judiciaire) telle que la définit Guy Debord et la société de l'information telle qu'elle se construit peu à peu. Celle-ci se définit par un accès immédiat et distribué au savoir et à la connaissance, remettant ainsi en cause les cadres de la société du spectacle qui se définit par la représentation du savoir, la "spectacularisation", via des experts et des sachants face au "vulgaire" (au sens étymologique)/au peuple/au citoyen lambda. Le savoir n'est finalement plus synonyme de pouvoir dans la société de l'information, puisqu'il est disponible et accessible à tous à tout moment. En de nombreux points, l'ouvrage de Michel Serres m'a rappelé l'intervention d'Olivier Dyens au colloque Les défis de la publication sur le Web : hyperlectures, cybertextes et méta-editions qui a eu lieu en décembre 2002 à l'ENSSIB (ça nous rajeunit pas...) : « Le Web et l'émergence d'une nouvelle structure de connaissances ».

Quel rapport entre l'Open Data et Petite Poucette ?

Si l'Open Data est aujourd'hui un échec, c'est précisément car il a été pensé au niveau des dirigeants et de l'institution (et je ne parle pas des opérationnels qui le font chaque jour) selon le paradigme de la société du spectacle, c'est-à-dire que l'institution reste au centre et donne à voir sa connaissance au citoyen lambda et non comme le moyen de partager et collaborer entre les différentes strates de la société. Pour le dire autrement avec le vocabulaire de Bernard Stiegler et Christian Fauré, alors que l'Open Data aurait dû être conçu selon les principes d'un milieu associé, il l'a été selon les principes du milieu dissocié. L'Open Data n'est finalement qu'un moyen offert aux hommes politiques de faire le buzz en se servant du prétexte de transparence (dévoyée comme nous l'avons montré ci-dessus) pour s'offrir en spectacle face à leurs administrés.

Je voudrais appuyer mon propos sur l'analyse rapide des deux paradigmes qui sont au centre de l'Open Data aujourd'hui : le portail et le fichier.

A travers le portail, l'État au sens large (l'état centralisateur et les collectivités territoriales) met en scène ses données. L'utilisateur doit se taire, attendre et subir ce que lui donne le producteur (cf. mon précédent billet...). Michel Serres démontre dans son livre que cette forme de passage du savoir est dépassée et explique le chahut et le brouhaha de la salle de classe, de l'amphi par l'accès immédiat des étudiants aux savoirs. Finalement, que nous apportent de plus les portails Open Data tels qu'ils sont conçus ? Pas grand chose. Bien-sûr les concours et autres initiatives de ce type sont conçus par leurs promoteurs (les opérationnels de tous les jours) comme des moyens de collaboration, mais pour les décideurs, ce ne sont que des moyens supplémentaires de mettre en avant leurs décisions d'avoir fait de l'Open Data et d'alimenter le spectacle, la démonstration de leur action publique.

Quant aux fichiers, ils constituent clairement un flux fini d'informations non mis en relation techniquement avec son contexte de production ni avec d'autres informations planquées au fin fond d'un autre fichier. Bref, il est l'antithèse du paradigme de distribution et de mise en relation que constituent les technologies du Web. Or, dans son livre, Michel Serres met en avant la formidable avancée que constitue la distribution du savoir et en appelle au dépassement du paradigme de la page, symbole d'un autre temps de fixation de la connaissance :

« ce format page nous domine tant, et tant à notre insu, que les nouvelles technologies n'en sont pas encore sorties. L'écran de l'ordinateur - qui lui-même s'ouvre comme un livre - le mime, et Petite Poucette écrit encore sur lui, de ses dix doigts ou, sur le portable, des deux pouces. Le travail achevé, elle s'empresse d'imprimer. Les innovateurs de toute farine cherchent le nouveau livre électronique, alors que l'électronique ne s'est pas encore délivrée du livre, bien qu'elle implique tout autre chose que livres, tout autre chose que le format transitoire de la page. Cette chose reste à découvrir. Petite Poucette nous y aide. » p. 32

Finalement, le fichier et le portail sont les héritières directes, la transposition dans le monde informatique, de la page/document et du livre/cours/émission par lequel passent les savoirs dans la société du spectacle.

Comment y remédier et faire avancer les choses ?

Sur le plan technique, il faudrait généraliser l'utilisation des technologies relationnelles seules capables de profiter et de faire profiter des avantages du milieu associé qu'est le Web et, en premier lieu, les technologies du Web sémantique. D'une part, par leur capacité à séparer les usages originels de la logique des données elles-mêmes, elles permettent de ne pas présager des usages futurs des données. D'autre part, par leur capacité à mettre en relation de manière distribuée des ressources hétérogènes, elles permettent de lier les différentes données au sein même d'une organisation et entre les organisations. Bref, elles sont à l'heure actuelle le meilleur moyen de garantir l'interopérabilité à court et moyen termes. Pour autant, cette opération est complexe, peut se révéler coûteuse et il est nécessaire de convaincre les décideurs du bien fondé de cette démarche. Or, ces derniers n'ont que faire de problématiques techniques. On peut le déplorer, je le déplore, mais c'est un fait.

Il faut placer le débat et la réflexion à un autre niveau : organisationnel et, oserai-je le dire, philosophique. L'Open Data est un moyen de repenser la place du numérique dans les organisations publiques, de dépasser la vision de simple gadget qu'il reste encore trop souvent. Par là, c'est la relation entre l'institution publique et les citoyens qu'il faut repenser dans une démarche véritablement collaborative et associée. Cela implique de placer l'Open Data au centre de la stratégie de construction des systèmes d'information des institutions publiques. L'Open Data ne doit pas être conçu en bout de chaîne mais dans une démarche globale de l'institution. De plus, il faut que l'Open Data soit pensé dans la perspective de réutilisation des données, c'est-à-dire dans une démarche de collaboration et de confiance avec les personnes et les organisations publiques et privées qui vont les réutiliser. Or, les concours et autres hackathons ne sont pas suffisants pour cela. Que peut y gagner l'institution qui fait ce pari ? Penser une nouvelle forme de rapport entre les citoyens et les institutions par une collaboration et une proximité rendue possible par la société de l'information naissante. Il en va finalement de sa considération par le citoyen et par là même de son existence :

« Les grandes institutions [ndla : Michel Serres les cite plus haut : "grandes machines publiques ou privées, bureaucraties, médias..."] [...], dont le volume occupe encore tout le décor et le rideau de ce que nous appelons encore notre société, alors qu'elle se réduit à une scène qui perd tous les jours quelque plausible densité, en ne prenant même plus la peine de renouveler le spectacle et en écrasant de médiocrité un peuple finaud, ces grandes institutions, j'aime le redire, ressemblent aux étoiles dont nous recevons la lumière, mais dont l'astrophysique calcule qu'elles moururent voici longtemps. Pour la première fois sans doute de l'histoire, le public, les individus, les personnes, le passant appelé naguère le vulgaire, bref Petite Poucette, pourront et peuvent détenir au moins autant de sagesse, de science, d'information, de capacité de décision que les dinosaures en question, dont nous servons encore, en esclave soumis, la voracité en énergie et l'avarice en production. Comme prend la mayonnaise, ces monades solitaires s'organisent, lentement, une à une, pour former un nouveau corps, sans aucun rapport avec ces institutions solennelles et perdues. Quand cette lente constitution se retournera soudain, comme l'iceberg de tantôt, nous dirons n'avoir pas vu l'événement se préparer » p. 66

L'Open Data est une chance donnée à ces grandes institutions pour intégrer et prendre en compte le nouveau monde de Petite Poucette. J'espère qu'ils la saisiront au risque de s'enfermer encore un peu plus dans l'incompréhension dont ils font preuve tous les jours (et l'actualité récente nous l'a encore malheureusement prouvé) et de voir le fossé entre l'institution et les citoyens se creuser encore un peu plus.

PS : je dédie ce billet à Alexandre Monnin dont les travaux prouvent que philosophie et technologies (du Web) ne sont pas incompatibles et qui défendra cette idée demain au cours de sa soutenance de thèse de philosophie et à Rémi Mathis victime collatérale de l'incompréhension dont font preuve certaines institutions publiques à l'égard du monde de Petite Poucette.

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