Les petites cases

Repenser la place du numérique dans les SHS

Une discussion s'est engagée sur la liste DH-FR suite à un message d'un étudiant de Master 2 qui s'interrogeait sur sa capacité à répondre à des offres d'emploi dans le domaine du numérique en SHS. La question en elle-même aussi innocente qu'elle soit est le révélateur d'un malaise profond des rapports entre le numérique et les SHS qui m'ont amené à réagir une première fois sur twitter de manière virulente après avoir répondu à l'étudiant. Mais cette impression ne fait qu'augmenter au fur et à mesure que les messages et les discussions se succèdent. Ces échanges me renforcent aujourd'hui dans ma conviction qu'il est absolument urgent que les SHS réfléchissent à la place du numérique dans leur enseignement et leur recherche, qu'elles y intègrent le rôle de l'ingénieur et qu'elles dépassent le concept d'Humanités numériques. Je vous propose ici une première contribution à cette réflexion vue de ma position d'ancien ingénieur d'études dans les SHS ayant œuvré à la reconnaissance des Digital Humanities, observateur attentif et participant occasionnel à ce mouvement, enseignant formant des ingénieurs issus des SHS.

Du problème de la définition du rôle de l'ingénieur et du chercheur

Un jour, peut-être, arrêterons-nous d'opposer le travail du chercheur et celui de l'ingénieur dans les SHS ? Peut-être qu'un jour l'un et l'autre groupe reconnaîtront le rôle de chacun ? Alors peut-être arriverons-nous à apaiser les tensions entre ces deux groupes ?

De manière un peu caricaturale, le rôle de l'ingénieur est d'analyser un problème et de trouver une solution, le rôle du chercheur est de poser des questions, une problématique et tout en essayant d'y répondre d'ouvrir la voie à d'autres questions. Pour faire cela, le chercheur peut mobiliser seul des techniques ou technologies ou avoir recours à un ingénieur pour résoudre un problème particulier qui l'aidera à répondre à ses questions. Cela n'est pas nouveau. Viendrait-il à l'esprit d'un chercheur d'imposer l'organisation d'une bibliothèque pour pouvoir y consulter des ouvrages ? de remettre en question les méthodes de conservation mises en oeuvre par des archivistes pour pouvoir analyser un document d'archives ? Non, il ne me semble pas et, pourtant, les compétences d'ingénierie documentaire mises en oeuvre par les bibliothécaires ou par les archivistes et leurs manières de travailler sont bien celles d'un ingénieur.

Cette confusion ingénieur/chercheur est aussi visible dans le recours à des équipes de recherche en informatique pour mener à bien des projets impliquant le numérique en SHS. Les résultats ne sont bien souvent pas à la hauteur des attentes des chercheurs en SHS. En effet, en ayant recours (souvent encouragé par les tutelles au nom de l'interdisciplinarité et de mutualisation des moyens) à des équipes de recherche en informatique, les chercheurs en SHS pensent disposer de forces d'ingénierie technique, mais le rôle du chercheur en informatique est le même que celui en SHS : poser des questions et y répondre et en aucun cas trouver une solution à un problème. Les chercheurs en informatique y voient eux l'opportunité de confronter les réponses qu'ils ont pu trouver dans d'autres contextes ou poser de nouvelles questions. La rencontre entre les équipes se fera dans l'émergence des problématiques mais en aucun cas dans la construction d'une solution technique aboutie et opérationnelle.

Le numérique en général et l'informatique en particulier sont des cas particuliers tant ils ont pénétré toutes les strates de notre quotidien et laissé croire à une facilité apparente ou du moins une accessibilité simplifiée aux solutions. Mais, au-delà de la technique elle-même, le travail de l'ingénieur est aussi de formaliser le problème, de le modéliser, de l'analyser afin de préciser le besoin et de trouver la solution la plus adéquate. Un ingénieur n'est pas un spécialiste du métier qu'il doit aider. En l'occurrence, il n'est pas de son ressort de produire l'analyse d'une source, mais il doit donner les moyens aux chercheurs de mener cette analyse et/ou d'en valoriser les résultats. Il est un spécialiste de la résolution de problèmes en mobilisant à la fois sa capacité à écouter le métier, son savoir-faire d'analyse et de compréhension du problème et ses compétences techniques (ici dans le numérique) pour déployer la solution au problème.

Mais, pour parvenir à cela, il doit exister un lien de confiance entre l'ingénieur et le métier (ici la recherche en SHS) auquel il doit apporter une solution. Or, c'est bien cela le problème et les échanges sur la liste le montrent bien : ce lien de confiance n'existe pas. D'après mon expérience, le milieu de la recherche publique en SHS est l'endroit où la suspicion à l'égard de l'ingénieur est la plus élevée. D'ailleurs, cela va de pair avec une vision diabolisée du secteur privé. J'ai l'impression que ce manque de confiance provient d'une méconnaissance, d'une impression de concurrence entre les deux (cf. la question de la co-signature très symptomatique de ce point de vue) et de rôles qui ne sont pas clairement établis. Cela s'explique certainement par le fait que la recherche et l'enseignement ont constitué les débouchés majoritaires voire exclusifs des SHS jusqu'à présent. Elles sont donc peu en contact avec d'autres types d'organisations dans lesquels l'ingénieur tient une place prépondérante (d'ailleurs, il en va de même pour le manager... mais c'est un autre débat).

Or, le numérique en général et la place de la donnée et de son traitement en particulier sont en train de faire évoluer ces débouchés naturels. De plus en plus de sociétés prennent conscience de l'intêret de recruter des profils issus des SHS pour leur capacité d'analyse des données et de compréhension des processus qui y sont liés. Les SHS doivent s'emparer de cette tendance qui leur permettra non seulement de répondre à la demande du marché et d'offrir à leurs étudiants de nouveaux débouchés, mais aussi de mieux intégrer les rôles de l'ingénieur et du chercheur dans la recherche elle-même.

Or, comment former à un métier dont on ne comprend pas les ressorts ? Il est donc urgent que les SHS comprennent le rôle de l'ingénieur dans et en dehors de la recherche. Cette compréhension passe peut-être par l'invention de ce que peut être un ingénieur en SHS ? Un ingénieur disposant de compétences dans le domaine du numérique issu des SHS ? Un positionnement original pour une vision originale du métier de l'ingenieur ?

Mais, cela ne va-t-il pas de pair avec le fait d'arrêter de faire des "Humanités numériques" le porte-étendard du numérique en SHS ?

La fin des humanités numériques ou la nécessaire digitalisation des SHS

Le terme Digital Humanities est apparu dans la 1ère moitié des années 2000 dans les pays anglo-saxons. Il est issu d'un mouvement qui visait à :

  • rassembler sous un seul étendard toutes les initiatives existantes, éparses et en perte de vitesse autour de l'utilisation de l'informatique par les différentes disciplines des SHS issues de la première révolution de l'informatique des années 70 et 80 ;
  • refléter les changements en cours avec l'explosion du Web ;
  • constituer un groupe de pression à même de peser au niveau institutionnel et au niveau de la recherche pour la prise en compte de la question "numérique" dans les SHS.

Il a été traduit en français par "Humanités numériques" suite au 1er That Camp en 2010 et à la publication du manifeste des Digital Humanities. Pour faire simple, il désignait alors la volonté d'intégrer naturellement le numérique, en tant qu'il est un ensemble de technologies, au sein de la recherche en SHS. C'était donc une vision d'ingénieur qui était mise en avant. Deux problèmes ont émergé. D'une part, pour les raisons évoquées précédemment, il est alors apparu que la seule manière de rendre ce mouvement légitime aux yeux des SHS était d'en faire une discipline (une transdiscipline pour reprendre les termes du manifeste), c'est-à-dire de lui associer une recherche, une épistémologie, une organisation institutionnelle. D'autre part, une double confusion terminologique est venue s'ajouter. En effet, là où les anglo-saxons ont forgé le terme digital studies pour désigner les études sur le numérique, le terme "Humanités numériques" a aussi été utilisé dans ce contexte et, enfin, pour aujouter de la confusion à la confusion, "Humanités numériques" désigne aussi dans certains établissements l'enseignement de l'impact du numérique sur les organisations.

En réalité, pourquoi serait-il nécessaire de faire des "humanités numériques" une discipline ? Ne s'agit-il pas plutôt de compétences et de techniques utiles pour mener une recherche dans les différentes disciplines des SHS ? La disciplinarisation de l'utilisation du numérique en SHS a impliqué son intellectualisation et par là même la minimisation des aspects les plus techniques de cette question, une absence de réflexion sur ce qu'implique le numérique dans toutes les strates de la recherche en SHS (forcément c'est réservé aux Humanités numériques...) sans compter les guerres de territoires qui apparaissent immanquablement avec des postures épistémologiques ou institutionnelles. Finalement, à force de porter comme un étendard les "Humanités numériques", les SHS confinent cette problématique et risquent de louper le tournant du numérique et par là même de perdre pied avec la société. Le numérique ne constitue pas un problème à part.

Les physiciens et les biologistes utilisent de manière massive l'informatique mais il n'existe pas pour autant une discpline spécifique pour cela. Ces compétences sont intégrées à leur cursus de formation et mises en oeuvre par les chercheurs ou par des ingénieurs qui les accompagnent. Aujourd'hui, dans les organisations publiques ou privées, la question du numérique n'est plus seulement l'apanage des directions informatiques et encore moins d'une nouvelle direction spécifique mais bien de l'ensemble de l'organisation. Il faut en faire de même dans les SHS : dépasser les "humanités numériques" qui enferment la discussion à un espace, réinterroger la place du numérique en SHS et ne pas le concevoir comme une chose à part mais bien l'intégrer au sein même de l'ensemble de ses strates. Il sera alors possible :

  • de réinterroger les débouchés naturels des SHS et de former les ingénieurs issus des SHS dont les entreprises ont tant besoin pour faire face à la révolution numérique et à l'explosion des données ;
  • de faire émerger des nouvelles questions induites par la place du numérique dans notre société ;
  • de faire émerger de nouvelles questions par l'utilisation des technologies numériques ;
  • de repositionner ingénieur et chercheur à leur juste place dans la recherche ;
  • d'améliorer la visibilité des travaux des chercheurs à l'intérieur et à l'extérieur de la recherche
  • d'intégrer au recrutement des enseignants-chercheurs des compétences techniques dans le domaine du numérique sans avoir besoin de parler de double cursus.

Bref, pour paraphraser Paul Bertrand, peut-être serait-il temps d'appeler à la fin nécessaire et heureuse des humanités numériques ? Ce terme n'était finalement peut-être que le signe d'une étape dans l'appropriation du numérique par les SHS. Il est temps de passer à une nouvelle étape, celle où le numérique est une composante naturelle et intégrée des SHS et de l'ensemble de ses disciplines.

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