Les petites cases

A- Saint-Leu sous l’influence des Clermont

De la même façon que les Dammartin avait atteint une maturité à la fin du XIe siècle, les Clermont l’atteignent dans les années 1150. Dans ces conditions, le prieuré de Saint-Leu représente pour cette famille un moyen de s’imposer dans le sud du Beauvaisis et pour les moines, un moyen de protection face aux aristocrates, ennemis de leur pouvoir.

1- Présentation de la famille des Clermont

L’ascension de la famille de Clermont dans le système féodal du nord de l’Île-de-France est exemplaire et permet de comprendre pourquoi le prieuré de Saint-Leu représente pour eux un enjeu de taille dans leur marche vers le pouvoir souverain sur le Beauvaisis. Il est donc essentiel de resituer les origines de la famille et de la présenter.

a- Origine de la seigneurie de Clermont

Le premier seigneur de Clermont que la documentation peut assurer est Renaud Ier, chambrier du roi entre 1060 et 1065. Pourtant, certains historiens ont essayé de faire remonter plus haut les origines de la seigneurie des Clermont. Le comte de Luçay1 donne au seigneur de Clermont la même origine que les Dammartin, puisqu’il assimile un Baudouin de Clermont présent dans une charte de 10232 au comte Hilduin II, frère de Manassès de Dammartin, fils de Guillaume, comte de Ponthieu et vicomte de Chartres. Cette hypothèse est séduisante mais dispose de beaucoup de zones d’ombres : comment la seigneurie est passé d’Hilduin II à Renaud Ier ? Pourquoi Hugues, fils de Renaud Ier épouse Marguerite de Roucy, petite-fille d’Hilduin II ? Beaucoup d’éléments manquent donc pour reconstituer les origines de la famille et de la seigneurie de Clermont et il n’y a qu’une étude sérieuse et complète qui puisse permettre de le faire. Nous nous contenterons donc de ces quelques indications sur les origines des Clermont et préférons nous concentrer sur les personnages dont la documentation est plus riche.

Renaud est le premier seigneur de Clermont à être cité comme tel dans la documentation. Ainsi, dans l’Histoire ecclésiastique d’Ordéric Vital3, il apparaît comme l’un des chefs de l’armée qu’Henri Ier conduisit en 1054 en Normandie au secours des barons révoltés contre le duc Guillaume, et qui fut battue à Mortemer-en-Bray4. Il est un proche et un fidèle des rois de France. Il est donc permis de l’assimiler au chambrier Renaud qui agit entre 1060 et 1065 sous les ordres d’Henri Ier. Toutes les sources5 qui parlent de Renaud le dénomment Renaud de Clermont : « Rainaldus de Claromonte ». Il ne semble pas qu’il portait le titre de comte. On ne connaît ni le nom de son épouse, ni la date de sa mort. Son fils, Hugues lui succède à la tête de la seigneurie de Clermont.

Hugues, du vivant de son père, est connu sous le nom d’Hugues de Mouchy, du nom de la seigneurie qu’il possédait à Mouchy-le-Châtel. D’après Bosquillon, Hugues a accompagné Guillaume, duc de Normandie, à la conquête de l’Angleterre en 1066. Il va, ensuite, en Italie au secours de Roger, duc de Pouille, frère de Robert Guiscard pour l’aider à chasser les Sarrasins de la Sicile. Cette escapade italienne expliquerait la présence d’un Hugues le Borgne de Clermont qu’Ordéric Vital6 fait figurer en 1085 parmi les conseillers de Boémond, prince de Tarente. Hugues apparaît pour la première fois en tant que seigneur de Clermont dans une charte de 1100 par laquelle il fit donation du prieuré de Breuil-le-Vert7 à l’abbaye de Saint-Germer-de-Fly8. Cette charte permet d’ailleurs d’apprécier une partie de l’étendue des possessions des Clermont au début du XIIe siècle. Les possessions des Clermont ont été constitués grâce à des mariages avec des riches seigneurs du Beauvaisis et du nord de l’Île-de-France. La stratégie matrimoniale a joué un grand rôle dans la constitution de leurs biens. Deux pôles peuvent être constitués pour faire la description de leurs biens. Dans le Beauvaisis, les possessions comprenaient les seigneuries de Clermont, de Breuil-le-Vert et de Mouchy-le-Châtel, pour autant que le sobriquet désignant Hugues correspond à cette seigneurie. S’ajoute à cela un certain nombre de droit et de terres plus dispersées : la dîme de Villers-sous-Saint-Leu, comprise dans la donation de 1100 et des biens à Précy-sur-Oise et enfin, la châtellenie de Creil. Il semble que sa possession est due à une concession royale comme le montre un acte du XIIe siècle : « Ego Hugo Rainaldi filius, regis beneficio Credulii dominus »9. Dans le nord de l’Île-de-France, il possédait le château de Luzarches qui fut l’enjeu de luttes en 1102 entre Hugues de Clermont et Mathieu Ier, comte de Beaumont, luttes racontées par Suger10. Mathieu possédait la moitié de la seigneurie de Luzarches, par son mariage avec Emme de Clermont. Fort de l’alliance de Bouchard III de Montmorency et de Dreux de Mouchy, deux puissants seigneurs de l’Ile-de-France, Mathieu s’empare de l’autre moitié du comté. Hugues fait appel au roi de France, Louis VI le Gros. Ce dernier se précipite au secours de son vassal, dans ce qui constitue une des premières interventions royales dans le Beauvaisis d’après Suger. Mais, la campagne est un échec pour le roi qui est défait devant Chambly. Pourtant, Mathieu sollicite la paix que le roi accepte en échange du respect du contrat de mariage par les deux partis. Cette histoire est très représentative des rapports entre les Clermont et la royauté. Les deux sont liés dans une fidélité commune qui n’est jamais remise en question. Elle montre aussi la faiblesse militaire du roi capétien, mais aussi, sa puissance symbolique, puisque, malgré sa victoire, Mathieu revient sur sa décision. Enfin, elle nous éclaire sur les réseaux d’alliance et les luttes seigneuriales du nord de l’Ile-de-France.

Hugues se marie avec Marguerite de Roucy, fille de Hilduin III, comte de Montdidier et d’Alix, comtesse de Roucy. Ils ont sept enfants : Renaud, qui prend sa succession à la tête de la seigneurie, Guy, blessé à la bataille de Brenneville en 1119, Raoul, chanoine de Beauvais, Emme dont nous venons de parler, Richilde mariée à Dreux II, seigneur de Mello, Ermentrude mariée à Hugues d’Avranches, comte de Chester et Adélaïde, mariée à Gislebert d’Angleterre. Nous avons déjà vu le rôle joué par Ermentrude, Adélaïde et Renaud dans le prieuré de Saint-Leu. Hugues est mort avant 1114, année où Renaud II assiste à la dédicace de la collégiale de Clermont, en tant que seigneur de Clermont.

Renaud II prend la succession de son père à la tête de la seigneurie. Fidèle du roi, tout comme son père, il est marié à Adélaïde de Vermandois, veuve d’Hugues le Grand, frère de Philippe Ier, tous deux présents à la fondation de Saint-Leu. Comme nous l’avons vu, Adèlaïde de Vermandois est une des femmes les plus puissantes du Beauvaisis, elle possède le comté de Valois et celui de Crépy par son père et son mariage avec Hugues le Grand lui a donné un prestige immense. Ce mariage représente donc une chance pour les Clermont d’ascension, surtout que Renaud est bien plus jeune que son épouse. Il est probable que, grâce à ce mariage, Renaud prend le titre de comte qui restera ensuite dans sa famille. Renaud s’efforce, durant toute sa vie, de renforcer la position de sa famille dans le Beauvaisis par des donations aux établissements ecclésiastiques ou des mariages, tout en restant fidèle au roi de France. Ainsi, il met en place une « nébuleuse » dont son fils bénéficie ensuite pour s’imposer définitivement sur la région. Renaud II est veuf vers 1123, il ne se remarie que quelques années plus tard avec Clémence de Bar. Nous avons déjà présenté cette femme, puisque le roi l’a marié en premières noces avec le fils de Pierre de Dammartin. De la même façon que son mariage avec Adèlaïde de Vermandois, des manipulations royales sont certainement à l’origine de ce second mariage. En effet, Louis VI avait confié les destinées du comté de Dammartin à un de ces proches, Lancelin de Beauvais, qui devait s’occuper du fils de Pierre, en tant qu’oncle. Mais Lancelin trahit le roi de France11. A la mort du fils de Pierre, le roi s’arrange, donc pour que l’héritière du comté de Dammartin, Clémence, se remarie à un de ces proches. Il choisit Renaud de Clermont, dont la famille n’a jamais trahi les Capétiens, au contraire des Dammartin, spécialistes dans ce domaine. Une fois ce mariage contracté, Renaud récupère l’influence de la famille de Dammartin, disparue, sur le Beauvaisis. Pour autant, il ne semble pas qu’il possède le comté. Il n’apparaît qu’une fois avec le titre de comte de Dammartin, dans une charte de 1138 de l’abbaye de Chaâlis12 et Clémence apparaît seule dans les chartes où elle porte le titre de comtesse de Dammartin. Ainsi, le chapitre Tremblay du cartulaire blanc de Saint-Denis contient deux chartes de Clémence, comtesse de Dammartin, mais on ne note pas la présence de Renaud13. Il semble, d’ailleurs, que le comté en lui-même est alors confisqué par le roi de France14. D’Adélaïde de Vermandois, Renaud a une fille qu’il marie avec Charles de Danemark dit le Bon, cousin et héritier de Baudouin VII, comte de Flandre. De Clémence, Renaud a neuf enfants :

  • Raoul, son successeur.

  • Simon, qui épouse Mathilde, fille puînée de Galeran IV de Breteuil, puissante famille du Beauvaisis.

  • Hugues, qui fait une brillante carrière ecclésiastique, puisqu’il devient abbé de Cluny en 1183.

  • Gui, Renaud et Gautier, dont la documentation n’a gardé aucune trace et qui sont certainement morts jeunes.

  • Marguerite, qui épousa vers 1152 Guy le Bouteiller de Senlis, seigneur de Chantilly.

  • Mathilde, femme de Rogues de la Tournelle, une des principales maisons du Vermandois.

  • Mahaud, qui se marie avec Aubri II, fils d’Aubri Ier, chambrier du roi et qui récupère le comté de Dammartin en 1162.

Ainsi, Renaud assure à tous ces enfants un mariage avec les plus brillants dignitaires du Beauvaisis et du nord de l’Ile-de-France et assure la pérennité du comté de Clermont par une politique de structurations de ses domaines, comme la reconstruction du château de Montataire15, et de donations aux établissements ecclésiastiques de la région, dont le prieuré de Saint-Leu d’Esserent.

2- Raoul de Clermont16

Tout en continuant l’œuvre de son père, Raoul s’attache pendant toute sa vie à augmenter ses possessions, à les organiser et à imposer sa famille sur le Beauvaisis. Pour y parvenir, il fait de nombreuses donations aux différents établissements ecclésiastiques du Beauvaisis et met en place de nombreux défrichements pour la construction de nouveaux villages à qui il accorde des chartes de franchise permettant la venue de nombreux habitants.

Châtelain de Creil en 1152, il succède à son père Renaud II dans les premiers mois de 1157. Il est investi de la charge de connétable du roi en 1164, charge qu’il garde jusqu’à sa mort en 1191. Il devient donc un proche du roi Louis VII. Toute la vie de Raoul est partagé entre la mise en place de son pouvoir sur le Beauvaisis et ses activités parmi les hautes sphères du royaume. Dans le Beauvaisis, Raoul cherche à imposer son influence par de nombreuses donations aux différents établissements ecclésiastiques de la région. Parmi celles-ci, nous pouvons citer :

  • Le don de toute la couture de la Vallière à l’abbaye d’Ourscamp en 1162.

  • Le don des terres labourables de Gournay à l’église Notre-Dame du lieu en 1165.

  • L’exemption des droits de travers à Creil pour le prieuré de Saint-Christophe-en-Halatte en 1171.

  • Le droit accordé à l’Hôtel-Dieu de Beauvais de prendre le bois mort dans le bois d’Escud en 1171 à titre d’aumône.

Il ne s’agit, ici, que d’exemples. Mais, ils montrent la diversité des bienfaits accordés par Raoul. Les établissements sont de différents types : abbaye, église, prieuré et hôtel-dieu et les formes de la donation aussi : don de terres ou exemption de droits. Raoul s’attache à quadriller l’espace. Le prestige reçu par ces donations procure à Raoul le moyen d’imposer sa famille sur la région, puisqu’elles lui permettent de s’attirer l’appui des établissements ecclésiastiques, alors qu’il possède déjà celui du roi. Pour autant, les choses ne sont pas aussi faciles et à plusieurs reprises, Raoul s’attire les foudres de certaines communautés pour des exactions commises sur leur propriété. Ainsi, Raoul est excommunié suite à des démêlés avec les chanoines du chapitre Saint-Pierre de Beauvais concernant les droits de défricher une forêt qui leur appartenait. Cet épisode montre que bien plus qu’un pieux laïc faisant des donations, Raoul est un seigneur qui protège et augmente ses intérêts. Il est assez semblable en cela à Hugues de Dammartin.

La mort de Louis VII en 1180 entraîne l’apparition de deux factions rivales à la cour : la première dont fait partie Raoul, celle de la reine-mère soutenue par la famille de Champagne et la seconde, celle du comte de Flandre, Philippe d’Alsace, tuteur du nouveau roi, Philippe Auguste. Evincé au bout de quelques années, Philippe d’Alsace se retire dans ces états pour préparer la guerre contre l’autre faction. Les hostilités se déclenchent en particulier sur les terres du Beauvaisis. Rapidement arrêté grâce à la médiation du roi d’Angleterre, le conflit permet à Raoul de s’affranchir de la tutelle du comte de Flandre et le place dans la mouvance de la couronne. Mais, certaines campagnes du Beauvaisis sont dévastées. Raoul s’attache à réparer le tort causé. Il essaye aussi d’augmenter ses possessions en autorisant des défrichements dans la forêt de Hez et donne aux habitants des nouveaux villages créés des taxes de franchise attrayantes qui permet l’arrivée de nombreux villageois. Raoul prend la croix à l’entrevue de Gisors en janvier 1187 pour récupérer Jérusalem tombé aux mains de Saladin. Avant de partir, selon la tradition, Raoul fait de nombreuses donations aux établissements ecclésiastiques de la région. Il meurt de la peste sous les murs de Saint-Jean-d’Acre comme de nombreux autres chevaliers français. Ses dernières volontés sont transmises par les lettres de Philippe Auguste de juillet 1191. De sa femme Aëlis de Breteuil, il eut 4 enfants dont deux lui survécurent : Catherine qui prend le titre de comtesse de Clermont et Mathilde ou Mahaut.

2- Saint-Leu et les Clermont : 80 ans de présence et d’influence

a- Origine des rapports

Les rapports entre le prieuré et les Clermont sont anciens. Ils semblent que les premiers contacts datent de 1101 au plus tard. Les donations, alors accordées par Hugues de Chester, mari d’Ermentrude, fille d’Hugues de Clermont et Hugues de Clermont lui-même, sont rappelées dans une notice de 1150 dans laquelle Renaud, comte de Clermont demande l’aide des moines dans une intervention du château de Creil au nom des terres données par ses ancêtres17. Il n’est pas étonnant de voir si tôt les Clermont dans l’entourage du prieuré. Il existe une certaine proximité entre les Dammartin et les Clermont ; le comte de Luçay leur donne la même origine. Même si cette hypothèse n’est pas vérifiée, il semble évident que les deux familles se connaissaient, puisqu’elles sont toutes les deux dans l’entourage royal. De plus, le prestige de Cluny à cette époque permet au prieuré d’attirer de nombreux donateurs issus de l’aristocratie royale.

Les relations entre le prieuré et les Clermont vont se poursuivre à un rythme régulier pendant toute la première moitié du siècle. Elles sont de différentes natures : confirmations, donations, demandes. La première notice à mentionner l’intervention des Clermont date de 1119 au plus tard. Suite à une donation, les moines trouvent Renaud de Clermont pour lui demander son consentement puisqu’il était seigneur sur cette terre: « Verum quia nulli totum suum feodum in eleemosyna dare licet sine licentia ejus aut permissione a quo ipsum tenet, hac de causa monachi Sancti Lupi comitem Rainaldum Claromontensem adierunt »18. Par cette confirmation, les moines se protègent de toute réclamation et conflit. Ainsi, ils entrent en contact avec Renaud de Clermont qui devait avoir déjà une influence dans les alentours d’Hescerent, puisque la terre donnée Trossy se trouve à 3km du prieuré. Renaud accepte de confirmer cette donation, mais en échange il pose un condition. Il demande aux moines de surveiller le château de Creil la nuit ou de lui verser trois sous de Senlis pour entretenir le château. Les moines entretiennent des relations cordiales avec le comte de Clermont. Ils ont compris l’importance de ce comte pour la pérennité de leur établissement. Les deux actes suivants sont les anniversaires de Marguerite de Gerberoy et d’Adélaïde, les sœurs de Renaud de Clermont que nous avons déjà cités. La donation de Marguerite est confirmé par Renaud de Clermont. La charte d’Adélaïde nous apprend que le prieuré honorait déjà le souvenir d’Hugues de Clermont et sa femme Marguerite : « ut quemadmodum anniversaria patris sui Hugonis et matris sue Margarite fiunt »19. Il semble donc que les Clermont étaient des proches du prieuré dès le début du siècle, ces deux anniversaires entrent dans une tradition familiale établie depuis Hugues de Clermont. Les relations se stabilisent entre le prieuré et les Clermont. Il semble qu’aussi bien Renaud que les moines ont compris les intérêts qu’ils pourraient tirer de relations cordiales. Ainsi, Renaud profite de la donation du tiers du transit du pont de Creil pour demander la confirmation à Eudes, évêque de Beauvais, Sanson, archevêque de Reims et Louis VII, roi de France20. De leur côté, les moines voient dans la famille des Clermont des remplaçants pour les Dammartin. L’appui d’une grande famille représente pour eux un moyen de protection et de défense face aux petits aristocrates de la région.

b- De la présence à l’influence

Dans toute la première moitié du XIIe siècle, les Clermont sont des proches du prieuré. Ils en font un lieu de sépulture, même s’il serait exagéré de parler de nécropole familiale. La proximité avec Creil où il possède un château et surtout les droits que les Clermont et le prieuré possèdent sur l’Oise les ont obligés à se rapprocher et à entretenir des relations cordiales. Le tournant de leurs relations se situent en 1152. Les Clermont deviennent alors omniprésents dans la vie du prieuré. Ils amènent à Saint-Leu de nouveaux donateurs et il n’est pas exagéré de voir avec l’arrivée des Clermont un nouveau dynamisme sur la communauté.

Le changement n’est bien sûr pas aussi brutal, mais il est la conséquence d’une évolution que nous avons étudié. Pourtant, un acte de 1152 de Renaud de Clermont est très représentatif. Dans cet acte, Renaud, sa femme, Clémence et leur fils Guy, confirment les biens données autrefois par Aubri, dit Payen, les comtes de Dammartin, son père Hugues de Clermont et sa mère Marguerite, Hugues de Chester et son fils Richard : « Rainaldus comes de Claromonte et Clemencia uxor ejus et Wido eorum filium…..concesserunt ecclesie beati Lupi et monachis ibidem Deo servientibus quicquid Albericus qui alio nomine vocabatur Paganus…et quidquid comites de Donno Martino dederant et concesserant, et quod pater suus Hugo de Claromonte et Margarita mater ejus, et comites Cestrenses Hugo et Richardus predicte ecclesie dederunt et concesserunt »21. Ces confirmations peuvent s’expliquer aisément. Pour les comtes de Dammartin, Clémence en est l’héritière. En effet, comme nous l’avons déjà vu, avant d’être mariée avec Renaud, il semble que Clémence ait été l’épouse du fils de Pierre de Dammartin. A ce titre, elle est la comtesse de Dammartin, il n’est donc pas étonnant de la voir confirmer les donations de cette famille. Quant à Hugues de Chester, il était l’époux d’Ermentrude, sœur de Renaud et Richard est donc son neveu, mort en 1119 dans le naufrage de la Blanche-nef22. Il est inutile de préciser pour Hugues de Clermont et sa femme. En revanche, le personnage d’Aubri, dit Payen, pose plus de problème. Toutes les possessions données par ce personnage sont rappelés précisément. La documentation comprend bien deux actes faisant mention d’Aubri dit Payen de Mello, mais dans ces deux actes, il n’est pas fait référence aux Clermont mais aux Dammartin dont Aubri était un des vassaux : « monnetam de Hescerens que de feodo comitis Domni Martini erat »23. Nous pouvons donc penser que ces donations sont confirmées du fait de la présence de Clémence en tant qu’héritière des Dammartin.

Cet acte est donné sur le conseil de leur sénéchal Ansoud. Il s’agit certainement d’Ansoud de Ronquerolles, proche des Clermont et famille importante du Beauvaisis. Il donne l’impression d’une « prise de pouvoir » des Clermont, d’un changement. En confirmant des donations anciennes, Renaud se met au-dessus de tous ces donateurs ou du moins dans la même lignée. Le prieuré passe alors sous l’influence des Clermont et cet acte marque la légitimité de Renaud à devenir le protecteur de l’établissement. Le prieuré lui semble, certainement, un bon point d’appui avant son château de Creil sur la route allant vers Paris et sa position stratégique permet une surveillance des environs et surtout de l’Oise, chemin direct vers Creil, lorsqu’on vient de Paris. D’autre part, le prieuré est devenu à ce moment-là une grosse communauté et le comte de Clermont doit se positionner face aux rois qui a la main sur l’abbaye cistercienne de Chaâlis à une vingtaine de kilomètres. Cet acte finit de sceller les relations entre les Clermont et le prieuré. Mais, à la différence des précédents actes, il est clair que Renaud se place, ici, dans une position hiérarchiquement supérieure aux moines alors qu’il les avait toujours traités d’égal à égal.

c- « Une avouerie sans le nom »24

L’étape suivante dans les relations entre les Clermont et le prieuré est franchie par une charte du 24 février 1176. Cette charte est certainement une des plus importantes du XIIe siècle ; elle marque une deuxième « naissance » du prieuré. Son importance est marquée par la présence de personnages très importants comme Raoul, l’abbé de Cluny, de grands dignitaires de l’abbaye de Cluny : le sacriste et le constubularius (à vérifier) et de grands dignitaires religieux du Beauvaisis comme l’abbé de Saint-Germer-de-Fly. Elle fait suite à une donation importante de Raoul de Clermont pour l’âme de ses ancêtres enterrés à Saint-Leu : « quam pro animabus progenitorum meorum qui in monasterio Sancti Lupi de Ascerento sepulti sunt »25. Dans cet acte, Raoul donne au prieuré de Saint-Leu l’église de Saint-Evremond de Creil accompagnée de toutes ses possessions par la main de l’évêque élu de Beauvais, Philippe de Dreux. L’acte de Raoul est donné au prieuré le même jour devant tous les personnages précédemment cités.

Cette charte marque un accord de protection entre Raoul, l’abbé de Cluny et Raoul, comte de Clermont. Malgré les armes spirituelles dont dispose le prieuré, il semble qu’il peine à faire face aux différents ennemis qui pillent ses ressources : « de quibusdam militibus in eadem villa manentibus et de rusticis ejusdem monasterii verberabant et quosdam de monachis vulnerare presumpserant »26. Le prieur, Renaud de Haute-Pierre, a dû trouver une solution pour empêcher ces exactions. Il fait donc appel à un proche du prieuré, le plus important seigneur du Beauvaisis à l’époque, le comte de Clermont. L’abbé de Cluny permet donc à Raoul de protéger le prieuré. Pour y parvenir, il lui permet de construire une maison forte sur les terres du prieuré : « Concessimus ei mansuram unam in villa de Esserens in propria terra Sancti Lupi, preter culturas, ad construendam domum circumdatam fossa et muro sine turri »27. La précision « sine turri » montre l’importance d’une telle construction. Raoul de Clermont ne devient pas le co-seigneur d’Hescerent, mais simplement le protecteur du prieuré. Or, la tour est un symbole de la seigneurie ; il est donc normal de voir cette précision. Surtout, les moines craignent que Raoul devienne le seul maître d’Hescerent grâce à sa puissance militaire. En échange de la protection, le comte de Clermont reçoit la moitié de la justice du lieu. La charte met en place les moyens d’assurer la protection. Le comte de Clermont aura un prévôt qui devra prêter serment au prieur et aux moines et le prévôt du prieuré devra prêter serment au comte : « Porro prepositus comitis priori et monachis juramento obligetur et monachorum preositus comiti, de fidelitate exactionis justicie. »28. Cet accord s’accompagne de dispositions précises concernant les habitants d’Hescerent. Le comte percevra deux mines d’avoine par maison d’Hescerent. Sont exclus de cette disposition, ainsi que de la justice du comte, les serfs, serves et serviteurs du prieuré. S’ils possèdent une maison , les serviteurs devront verser une mine d’avoine tant qu’ils resteront au service du prieuré. D’après les règles féodales, les habitants d’Hescerent, en tant que vassaux du comte, devraient le suivre en cas de guerre. Pourtant, l’abbé prend ses dispositions pour que les habitants ne puissent être appelés par le comte : « Preterea non liceat comiti ducere aut violenter trahere homines illius ville ad bella vel ad exercitus, neque ad castra sua facienda sive reficienda, vel ad aliquod opus suum »29. De plus, l’abbé de Cluny demande le transfert de la foire de Creil à Hescerent. Le comte et les moines s’en partageront les revenus. Il permet à Raoul de construire un pont sur l’Oise dont ils se partageront aussi les revenus. Enfin, les moines pourront construire des moulins sur le pont sur lesquels le comte ne percevra rien, quant à lui, il ne pourra pas faire de moulin sur toute la rivière. Enfin, l’abbé de Cluny prend ses dispositions si les termes de l’accord ne sont pas respectés. Le comte ou ses successeurs comparaîtront en jugement à Saint-Leu. Cet acte prend la forme d’un chirographe portant les sceaux de Saint-Leu et de Raoul, comte de Clermont.

Pour le prieuré, l’importance de cette charte tient à la fois à la protection trouvé en la personne de Raoul de Clermont et aussi à l’arrivée de nouveaux revenus importants avec le transfert de la foire de Creil qui permettent d’amortir la perte de la moitié de la justice. Surtout, le prieuré garde la main sur le lieu et sur ses serviteurs, puisque les moines restent les seuls seigneurs. Pour Raoul, elle lui permet de se positionner sur les bords de l’Oise au sud de son château de Creil et de concrétiser la proximité de sa famille avec le prieuré. Il y gagne aussi de nombreux revenus à percevoir sur les habitants d’Hescerent ou sur la justice du lieu. Hescerent représente, pour Raoul, un point d’appui au sud du Beauvaisis, aux frontières de l’Ile-de-France et du Senlisois, domaines royaux. Cette charte peut être assimilée à une avouerie, même s’il n’en existe pas pour Cluny et qu’elle ne dit pas vraiment son nom. C’est pourquoi nous pouvons parler d’une « avouerie sans le nom ».

d- Contrôler le Beauvaisis : Saint-Leu comme élément d’une stratégie globale

Cinq zones distinctes peuvent être dégagées dans l’organisation des possessions des Clermont30 :

  • Le long de l’Oise, de Précy-sur-Oise à Montataire et Creil.

  • Des possessions égrenées le long de la Brèche.

  • A l’ouest de Clermont, la forêt de Hez.

  • A l’est de la Brèche, le triangle compris entre l’Oise et l’ancienne voie romaine jusqu’au carrefour de Saint-Martin-Longueau31.

  • Une zone de 300km² comprise entre les voies Clermont-Saint-Martin-Longueau, Saint-Just32-Saint-Quentin33 et Saint-Quentin-Senlis.

Dans ce système, Saint-Leu fait bien-sûr partie de la première zone. L’accord conclu entre le prieuré et Raoul, comte de Clermont n’est pas le seul. Le comte s’attache à faire des établissements ecclésiastiques des alliés de poids dans sa stratégie de contrôle de ses possessions. Ainsi, il conclut deux accords analogues avec l’abbaye de Saint-Lucien-de-Beauvais en 1187 et avec l’abbaye de Saint-Germer-de-Fly en 1190. Par ces accords, Raoul se charge de lever cens et tailles sur les tenanciers de l’abbaye se trouvant à Rosoy34 et Beaupuits35 pour Saint-Lucien-de-Beauvais et sur ceux de Rieux36 pour Saint-Germer-de-Fly. En échange, il reçoit une rente de quatre deniers par hôte, outre la moitié des droits casuels, mainmorte et congé. Cette stratégie d’alliance avec les établissements ecclésiastiques lui permet de disposer d’appuis sûrs sur l’ensemble du Beauvaisis, puisque les moines ne peuvent prendre les armes contre lui. Ils se protègent ainsi des autres seigneurs locaux et surtout met en place un dispositif de surveillance dont Saint-Leu et sa position stratégique au-dessus de l’Oise est un représentant. Enfin, il attire sur sa famille prestige, prières et argent. A la différence des Dammartin, Saint-Leu n’est pas un but unique pour Raoul, même si ce prieuré représente, certainement, une espèce de nécropole familiale. La stratégie, autrefois appliquée par Hugues de Dammartin, est, ici, amplifiée avec l’appui d’autres établissements ecclésiastiques de la région et surtout avec l’appui du roi de France dont Raoul est le connétable et donc un des plus fidèles alliés. La protection mise en place par les Clermont représente pour le roi de France une zone de protection en cas de problèmes au nord du domaine royal. D’ailleurs à la mort de Raoul, sa fille Catherine amène le comté dans le giron capétien, puisqu’elle est mariée avec Louis de Blois, fils de Thibault dit le Bon, comte de Blois et de Chartres et d’Alix de France.

Notes de bas de page

1 Le comte de Luçay, Le comté de Clermont-en-Beauvaisis, étude pour servir à son histoire, Paris, 1878.

2 Louvet, Tome II, p. 186-188.

3 Orderic Vital, tome IV, p. 86.

4 Mortemer, Seine-Maritime, cant. Neufchâtel-en-Bray.

5 Par exemple, Ordéric Vital, tome IV, p. 86 et p. 88.

6 Orderic Vital, tome IV, p. 32.

7 Breuil-le-Vert, Oise, cant. Clermont.

8 Louvet, t. I p. 652

9 M. Mathon, Histoire de la ville et du château de Creil, 1861, p. 28.

10 Suger, Vie de Louis VI le Gros, p. 18-25.

11 Cf. la première partie de ce travail

12 Gallia Christiana, Tome X, instrumenta ecclesiae Silvanectensis, col. 212.

13 Olivier Guyotjeannin dir., le cartulaire blanc de Saint Denis, chapitre de Tremblay, n°2, n°10, http://www.enc.sorbonne.fr/cartulaireblanc/tremblay/voir.php?id=2 et http://www.enc.sorbonne.fr/cartulaireblanc/tremblay/voir.php?id=10

14 Sur cette question, nous renvoyons le lecteur à la partie consacrée au retour des Dammartin.

15 Müller, n°59

16 Les informations qui nous ont permis de retracer la biographie de Raoul de Clermont sont tirées de l’ouvrage du comte de Luçay, Le comté de Clermont-en-Beauvaisis, étude pour servir à son histoire, p. 18-30.

17 Müller, n°59.

18 Müller, n°21.

19 Müller, n°40.

20 Müller, n°41 à 44 ; nous avons déjà étudié ces chartes, nous y renvoyons le lecteur.

21 Müller, n°63.

22 Guyotjeannin Olivier, « Le comté de Clermont (XIe-début XIIIe s.) », ….., p. 29.

23 Müller, n°8 ; le deuxième acte faisant référence à Aubri est Müller, n°9.

24 Je dois cette expression à Olivier Guyotjeannin.

25 Müller, n°79.

26 Müller, n°80.

27 Ibid.

28 Ibid.

29 Ibid.

30 Olivier Guyotjeannin, art. cit., p. 31.

31 Saint-Martin-Longueau, Oise, cant. Liancourt.

32 Saint-Just-en-Chaussée, Oise, ch.-l. cant.

33 Saint-Quentin, Aisne, ch.-l. cant.

34 Rosoy, Oise, cant. Liancourt.

35 Beaupuits, Oise, cant. Saint-Just-en-Chaussée, comm. Grandvillers-aux-Bois.

36 Rieux, Oise, cant. Liancourt.

—